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UNE VIE BIEN REMPLIE

Je partis avec ma bonne gouvernante. Ce ne sont pas les paroles qui m’ont fatigué, car c’est à peine si l’on a échangé quelques remarques ; nous avons revu le beau hêtre que tu avais tant admiré. Il n’était plus le même ; sa belle chevelure était à terre ; quelques feuilles rousses seulement adhéraient encore à une basse branche. Son vis-à-vis, le chêne, où se trouvait le nid d’écureuil, est aussi dépouillé de ses feuilles. Le nid a disparu ; seul le lit de mousse verte qui entourait le tronc s’est élargi comme un tapis moelleux très beau. Les charmes aussi sont dépouillés. C’est curieux de voir l’épaisseur des feuilles à terre ; aucun bruit ne se fait entendre ; on ne voit plus d’oiseaux, seules quelques pies qui hochent de la queue au faite d’un chêne en montrant leurs ventres blancs.

Quand on pose le pied sur ces feuilles, un bruit comme une plainte se produit ; on se retourne pour voir si quelqu’un n’est pas derrière vous. Ce bruit est comme le crissement des grosses sauterelles sur les prés, mais il n’y a aucun insecte caché ; c’est peut-être que ces feuilles ont une âme, qu’elles se révoltent d’être foulées au pied, alors qu’hier encore elles étaient si majestueuses ; elles pensent à leur vie faite toute de charme et ne veulent pas mourir.

Hélas ! la nature en a décidé autrement ; il faut que toutes ces palmes tombées s’anéantissent dans la mort, dans la pourriture, et, détrempées par les pluies, descendront dans sol vivifier les racines, leur apporteront le carbone nécessaire à faire fonctionner le cœur des arbres, pour qu’au printemps le sang de la séve aille jusqu’à leurs extrémités les parer d’une verdure nouvelle, offrir leur ombrage à l’admiration des hommes, tandis que les oiseaux viendront faire leurs nids sur les branches en chantant l’éternel amour, et de dessous les feuilles mortes aujourd’hui, sortiront des fleurs et des insectes par myriades, image de la vie des forêts.

En cette saison le soleil décline vite, la sapinière était toute noire d’ombre, les aiguilles des pins ressemblaient à des pointes d’acier imparfaitement bleuies. Les beaux platanes que nous avions tant admirés ensemble ont résisté plus longtemps à perdre leur parure ; une partie seulement est déjà à terre ; elles tombent à plat lourdement ; de loin on dirait un épervier tombant du ciel sur un oiseau ; quelques-unes, séchées sur les branches, sont recroquevillées et font l’effet, en tombant, de cocottes en papier comme en font les enfants à l’école.

Tout cela c’est bien l’image de la mort ; mais le printemps fera renaître la vie.

La promenade est terminée ; à peine rentré, le vent s’élève