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UNE VIE BIEN REMPLIE

de voir ce pauvre animal qui voulait se sauver, faisant deux ou trois pas en se traînant, puis tombait, pour recommencer, et tout cela avec des plaintes à arracher des larmes ; le voyant dans cet état, Darche demanda à un voisin un coup de gros plomb pour l’achever, car il n’avait que de la cendrée pour tirer sur les moineaux.

La plus proche voisine, la mère Létang, qui avait vu cette scène lamentable, vint l’invectiver brutalement, lui disant entre autres choses : vous n’êtes point méchant pourtant, mais il faut que vous soyez aussi bête que votre femme, et tout ça pour montrer que vous savez tirer un coup de fusil, une vieille patraque qui, un jour, vous pétera dans les mains ; vous êtes si bête avec votre fusil que, pour montrer votre adresse, vous tireriez sur votre semblable ; allez chercher une corde pour pendre votre chien, car si vous revenez dans mon champ avec votre fusil, je vous casse ce bâton-là sur les reins, aussi vrai qu’il y a un Dieu là-haut.

À ce moment, Brigalot venait d’arriver avec le père Morissot, lequel avait été le prier de venir lui lire une lettre de son fils qui était au service et ensuite devait le reconduire chez lui pour qu’il lui écrive la réponse.

Brigalot, depuis sa sortie de prison, évitait le monde, ne parlant que peu ou pas, ne put s’empêcher de dire à demi-voix est-il possible de faire souffrir une bête pareillement ; Darche lui répondit sur un ton rude : c’est à moi après tout : je peux le tuer, on ne me mettra pas en prison pour cela. Alors Morissot reprit : ce que tu dis là, Darche, c’est mal ; personne de ceux qui connaissent Brigalot ne lui tournent le dos parce qu’il a fait de la prison ; il s’est vengé d’un bandit qui avait voulu le tuer ; il a frappé trop fort, voilà tout ; tout le monde en aurait fait autant et toi-même aussi, tu me l’as dit ; alors pourquoi lui dire des choses semblables ; pourquoi aussi tes gamins sont les seuls du hameau qui ne le saluent pas et lui jettent des pierres ; tu n’as pas d’excuses ; il est vrai que tu as fait dernièrement devant témoins une réflexion drôle, tu as dit qu’il n’était pas prouvé que ce soit le sabotier qui l’ait frappé dans le bois, qu’après tout ça pouvait bien être le malin esprit, comme on l’a dit ; mais, mon pauvre camarade, tous ces mauvais esprits sont de mauvais bougres qui, comme toi et moi, ont de la barbe au menton, il n’y a pas si longtemps encore que les vieilles