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par les vieilles familles de bouchers, de boulangers et autres gens de métier, qui avaient demeuré là depuis six cents ans, qui connaissaient sur le bout du doigt la grande histoire du pont et ses merveilleuses légendes, qui avaient leur langage à eux, leur manière de penser à eux, leur tournure à eux, leurs convictions à eux, leur démarche à eux, leurs prétentions à eux. Population aux idées étroites comme l’espace où elle se parquait volontairement, ignorante par défaut intentionnel de contact avec le reste du genre humain, et conséquemment éprise d’elle-même au delà de toute conception. On y naissait, on y grandissait, on y vieillissait, on y mourait sans avoir jamais mis le pied sur aucun autre point du globe.

Il était donc fort naturel que, pour les autochtones de London Bridge, l’interminable procession qui se mouvait nuit et jour dans leur rue unique, les bruits et les cris confus qui l’emplissaient, les mugissements et les bêlements des troupeaux qui y vaguaient parmi les promeneurs, le piétinement sourd et monotone des allants et venants, fussent les seules choses au monde dignes d’intérêt, comme ces autochtones eux-mêmes étaient, à leurs propres yeux, les seuls êtres de la création dont on eût à s’occuper.

Cet orgueil éclatait surtout les jours où un roi, un grand personnage donnait une fête nautique. Alors tout London Bridge était à ses fenêtres, et certes il n’y avait point d’observatoire dans tout Londres d’où l’on pût voir, contempler, admirer, dominer mieux les cortèges qui se déroulaient, les barques qui se croisaient et les démonstrations de joie et d’ivresse publiques qui se prodiguaient.

Quiconque était né sur le pont et y passait sa vie