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Mais à mesure que ce temps s’écoulait, à mesure que l’absence du prince se prolongeait, l’esprit de Tom se laissa envahir de plus en plus par l’idée que son bonheur présent pouvait durer indéfiniment. Peu à peu l’image du vrai souverain s’effaça de sa pensée, et finalement il arriva un moment où cette image se représentant à sa mémoire lui apparaissait comme un spectre désagréable qui le faisait rougir de son audace et de son usurpation.

La pauvre mère de Tom et ses sœurs avaient eu à peu près le même lot. Il avait d’abord souffert d’être séparé d’elles ; il avait senti son cœur se serrer en songeant quelle devait être leur inquiétude ; il avait brûlé du désir de les revoir ; mais, plus tard, quand il avait réfléchi qu’elles étaient vêtues de haillons, sales, crasseuses, que leurs baisers l’auraient trahi, l’auraient précipité de ce trône où il se trouvait si bien, l’auraient replongé dans la misère, dans la dégradation, dans la boue, il avait eu un frisson. Ce trouble avait toutefois disparu avec le temps, et maintenant il se sentait débarrassé de ce cauchemar. Son bonheur était sans mélange. S’il lui arrivait, à certaines heures, de plus en plus rares, de voir se dresser devant lui les spectres tristes et sombres de sa mère, de Nan ou de Bet, d’entendre bourdonner à ses oreilles leurs voix accusatrices, il repoussait ces visions importunes, comme il eût repoussé un ver de terre rampant à ses pieds.

Le 19 février 1547, à minuit, Tom Canty s’endormit d’un sommeil profond et placide dans son lit royal. Sa garde, dévouée corps et âme au Roi d’Angleterre, était là qui veillait sur lui ; ses gentilshommes et serviteurs peuplaient les antichambres ; partout autour de lui éclataient les attributs de sa souve-