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Il s’étendit longuement sur la confection du menu, qu’il discuta avec tant de sérieux et de conviction que la brave femme se demandait :

— Bon Dieu ! Où a-t-il appris tous ces noms de plats qu’on ne voit que sur la table des riches et des grands ? Ah ! je comprends ; le pauvre porte-guenillon aura servi au palais même, avant l’accident qui lui a détraqué la tête. Oui, oui, j’y suis : c’est dans la cuisine du roi qu’il aura été gâte-sauce.

Alors elle eut l’idée de le mettre à l’épreuve. Elle le pria de surveiller un moment le pot-au-feu, en l’autorisant à faire comme il voudrait et, si l’envie lui prenait, à ajouter un plat ou deux de sa façon. Puis elle sortit de la pièce, en faisant signe aux petites filles de la suivre.

Une fois seul, le roi se dit :

— Ce n’est pas la première fois que pareille aventure arrive à un roi d’Angleterre, si j’ai bonne mémoire. Je ne saurais compromettre ma dignité en suivant l’exemple d’Alfred le Grand. Mais je tâcherai de faire mieux que lui, car l’histoire rapporte qu’il laissa brûler les gâteaux.

L’intention était bonne, mais il y avait à la réaliser. Or, le roi Édouard, comme le roi Alfred, s’abîma si complètement dans de longues et profondes réflexions qu’il aboutit à la même calamité que son illustre prédécesseur : il laissa brûler la soupe.

Fort heureusement la femme rentra à temps pour sauver son déjeuner. Elle prit le roi au collet et le secoua rudement en l’arrachant à sa rêverie. Mais quand elle le vit combien il était confus et triste de s’être oublié, elle regretta sa vivacité, s’adoucit tout d’un coup et redevint pour lui bienveillante et