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mérite, et celui de quelques morceaux écrits avec une sorte d’éloquence poétique assez brillante, quoique ordinairement mal amenée, et le plus souvent gâtée par quelques traits de mauvais goût, j’avoue que je ne lui en vois guère d’autres. Il me paraît écrit et fait avec la même incohérence qui était dans la tête d’Helvétius. Malgré un appareil affecté de définitions et de divisions, on n’y trouve pas une idée analysée avec justesse, pas un mot défini avec précision. Même dans les bons mots dont il a farci son ouvrage, il est rare que le trait ne soit manqué ou gâté par de fausses applications et des paraphrases qui en émoussent toute la finesse ou l’énergie. On prétend qu’il a dit le secret de bien des gens. Je suis fâché qu’il ait dit celui de Mme de B…. J’avais toujours cru que ce mot était de Mme du Deffant, à laquelle il paraissait appartenir de droit.

Je sais qu’il y a beaucoup de passablement honnêtes gens qui ne le sont qu’à la manière ou d’après les principes du livre de l’Esprit, c’est-à-dire d’après un calcul d’intérêt. J’ai sur cela plusieurs choses à remarquer. Pour que ce fût un mérite dans ce livre, il faudrait que l’auteur se fût attaché à prouver que les hommes ont un intérêt véritable à être honnêtes gens, ce qui était facile. Mais il semble continuellement occupé à prouver le contraire. Il répand à grands flots le mépris et le ridicule sur tous les sentiments honnêtes et sur toutes les vertus privées : par la plus lourde et la plus absurde des erreurs en morale, et même en politique ; il veut faire regarder ces vertus comme nulles, pour ne vanter que de prétendues vertus publiques beaucoup plus funestes aux hommes qu’elles ne peuvent leur être utiles. Partout il cherche à exclure l’idée de justice et de morale. Il confond avec les cagots et les moralistes hypocrites ceux qui s’occupent de ces minuties : jamais du moins on ne le voit fonder sa morale sur la justice, et il n’a pas un mot qui tende à prouver que la justice envers tous est l’intérêt de tous, qu’elle est l’intérêt de chaque individu comme celui des sociétés. D’après cette fausse marche et ces très-faux principes, il établit qu’il n’y a pas lieu à la probité entre les nations, d’où suivrait que le monde doit être éternellement un coupe-gorge ; en quoi il est bien d’accord avec les panégyristes de Colbert. Nulle part il ne voit que l’intérêt des nations n’est autre que l’intérêt même des individus qui les composent. Nulle part il ne s’appuie sur une connaissance approfondie du cœur humain ; nulle part il n’analyse les vrais besoins de l’homme, qu’il semble ne faire consister que dans celui d’avoir des femmes ; il ne se doute nulle part que l’homme ait besoin d’aimer. Mais un homme qui aurait senti ce besoin n’aurait pas dit que l’intérêt est l’unique principe qui fait agir les hommes. Il eût compris que, dans le sens où cette proposition est vraie, elle est une puérilité, et une abstraction métaphysique d’où il n’y a aucun résultat pratique à tirer, puisqu’alors elle équivaut à dire que l’homme ne désire que ce qu’il désire. — S’il parle de l’intérêt réfléchi, calculé, par lequel l’homme se compare aux autres et se préfère, il est faux que les hommes même les plus corrompus se conduisent toujours par ce principe. Il est faux que les sentiments moraux n’influent pas sur leurs jugements, sur leurs actions, sur leurs affections. La preuve en est qu’ils ont besoin d’efforts pour vaincre leur sentiment lorsqu’il est en opposition avec leur intérêt. La preuve en est qu’ils ont des remords. La preuve en est que cet intérêt qu’ils poursuivent aux dépens de l’honnêteté est souvent fondé sur un sentiment honnête en lui-même et seulement mal réglé. La preuve en est qu’ils sont touchés des romans et des