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Nous avons eu occasion de voir bien des hommes des deux partis, s’occupant par état, et souvent avec passion, et du livre et de la matière qu’il traite, nous n’en avons trouvé aucun qui, interrogé s’il avait lu l’Augustinus, ne nous ait avoué que non. Dans quelle obscurité serait donc resté ce livre, s’il n’eût pas été condamné, puisque la condamnation même n’a pu en faire connaître que le nom ! Quelque venin qu’il pût renfermer, quel mal aurait-il fait ? bien certainement aucun. Maintenant qu’on pèse les maux sans nombre qui ont résulté de sa condamnation, peut-on n’être point affligé qu’Innocent X et Alexandre VII riaient pas laissé dans la poussière des bibliothèques un livre que personne n’aurait lu ? S’il contenait des erreurs, si l’auteur avait, contre son intention, donné lieu à des conséquences trop rapprochées des opinions de Calvin, ces pontifes n’auraient-ils pas dû regarder ces conséquences, par rapport à l’auteur mort dans la paix de l’Église, comme désavouées d’avance par la soumission qui termine son ouvrage, et par rapport à l’instruction des fidèles, comme suffisamment condamnées dans les ouvrages mêmes de Calvin ? On tire aussi des conséquences dures de la doctrine des thomistes, on en tire de la doctrine des molinistes : elles sont désavouées par ceux à qui on les impute, et l’Église, contente de leur désaveu, n’a voulu condamner aucune des deux opinions, quoiqu’elles ne puissent pas être toutes les deux vraies. Peut-on ne pas regretter que le pape n’ait point usé de la même réserve sur le livre de Jansénius ?

     On est fondé à croire que le cardinal Mazarin, alors premier ministre de France, appuyait à Rome les sollicitations des jésuites contre ce livre, et que son crédit contribua beaucoup au succès de leurs vues. Ce n’était assurément pas l’intérêt politique de la France qui lui dictait ses démarches, et l’on ne soupçonnera pas le cardinal Mazarin d’avoir mis beaucoup de zèle à faire condamner un livre erroné sur les matières de la grâce ; il ne s’intéressait ni à la doctrine, ni à la société des jésuites ; mais il savait que quelques-uns des solitaires de Port-Royal avaient été liés avec le cardinal de Retz son ennemi : il voulait les punir de l’attachement qu’ils lui conservaient, et ce misérable intérêt lui a suffi pour allumer un embrasement d’un siècle. Un ministre peut-il être excusable de livrer son pays aux dangers du fanatisme ? Peut-il les ignorer ? Et si, lorsque de toutes parts ils frappent les yeux, le désir de servir de petits intérêts, d’exercer de petites vengeances, de satisfaire de petites haines, l’engage à susciter, à fomenter sourdement des étincelles qu’il ne sera point maître d’éteindre, quel droit n’acquiert-il pas au mépris ou plutôt à l’indignation de la postérité ?

REMARQUES CRITIQUES[1]
SUR LES
RÉFLEXIONS PHILOSOPHIQUES DE M. DE MAUPERTUIS
SUR L’ORIGINE DES LANGUES ET LA SIGNIFICATION DES MOTS.

I. Les signes par lesquels les hommes oui désigné leurs premières idées ont tant d’influence sur toutes nos connaissances, que je crois que des recherches sur l’origine des langues et sur la manière dont elles se sont formées, méritent autant d’attention,

  1. Les observations de Maupertuis sur l’origine des langues ont passé pour un de