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celle de Pélage. Mais, lors de l’établissement du protestantisme, le prédestinationisme le plus outré était une des erreurs les plus chères à ses premiers prédicateurs, et par conséquent une de celles que les théologiens catholiques combattirent avec le plus de vivacité. Cette société fameuse qui, née pendant la plus violente agitation de ces nouveaux orages, se croyait suscitée pour combattre et vaincre cet essaim d’ennemis que l’enfer déchaînait de toutes parts contre l’Église romaine, les jésuites, se dévouèrent à la controverse avec cette activité, cette ardeur persévérante, principe de leur grandeur et de leur chute, et qui les a toujours caractérisés. Il se peut que leur aversion pour les assertions outrées des hérétiques qu’ils réfutaient, ait contribué à leur faire choisir parmi les opinions catholiques celles qui s’en éloignaient le plus. Bientôt, malgré l’injonction que leur avait faite leur fondateur de s’attacher à la doctrine de saint Thomas, la doctrine contraire domina dans la société. Ses écrivains déployèrent toute la subtilité de leur génie, toutes les ressources de la métaphysique du temps, pour la développer, pour en donner des explications nouvelles ; pour combiner des systèmes propres à la concilier avec toutes les vérités que la foi enseigne sur la grâce ; pour dépouiller, s’il était possible, ces matières de l’obscurité mystérieuse qui les couvre. Molina, voulant expliquer comment la liberté des actions humaines s’accorde avec la prescience divine, imagina d’employer ce qu’il appelle la science moyenne, ou la science des futurs conditionnels, espèce particulière de prévision par laquelle Dieu prévoit ce qui ne sera pas, mais ce qui serait, si telle ou telle autre chose était arrivée. Molina fonde ainsi la prescience sur une connexion entre la condition et l’action ; connexion qui ne peut être nécessaire, puisque, la condition n’ayant point été et ne devant point être réalisée, il n’a existé ni n’existera aucun exercice de la liberté, aucune détermination qui en puisse être l’effet. Cette explication ne fait donc que substituer à la difficulté résultant de la prescience une difficulté peut-être plus grande résultant de l’explication même. Suarès, pour expliquer comment Dieu opère par sa grâce le salut de l’homme, supposa un concours de puissance divine par lequel Dieu opère l’action au même moment que l’homme la détermine, sans que l’opération de l’un ni de l’autre ait aucune antériorité de temps. Il explique la science moyenne inventée par son confrère d’une manière assez subtile, et croit parvenir à faire comprendre comment la grâce produit infailliblement son effet sans que l’homme en soit moins libre d’y céder ou d’y résister ; mais cette explication a encore le défaut de laisser subsister tout entière la difficulté qu’elle essaye de résoudre.

Ces systèmes plus ou moins nouveaux, plus ou moins ingénieux, furent vivement attaqués à leur naissance. Les dominicains, en combattant Luther et Calvin, n’avaient rien perdu de leur attachement à l’ancienne doctrine de leur ordre. Ils purent être blessés des traits que les écrivains jésuites cherchaient quelquefois à faire retomber sur elle, en paraissant les diriger uniquement contre celle des hérétiques. Ils s’élevèrent avec force contre ces rivaux, devenus plus redoutables que l’ordre de saint François. Les disputes s’animèrent tellement que le saint-siége crut devoir s’en occuper. Les théologiens des deux ordres débattirent leurs opinions devant ces assemblées si connues sous le nom de Congrégations de Auxiliis. Rome eut encore cette fois la sagesse de ne rien prononcer. Mais l’acharnement des deux partis fut augmenté par l’éclat de ces disputes solennelles. La haine que les jésuites