Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, II.djvu/604

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pour la société, ou pour la classe de la société dont ils faisaient partie ; c’est que l’amour-propre, pour embrasser une sphère plus étendue, n’en est pas moins disposé à l’injustice quand il n’est pas contenu par de grandes lumières ; c’est qu’on a presque toujours mis la vertu à se soumettre aux opinions dans lesquelles on est né ; c’est que ces opinions sont l’ouvrage de la multitude qui nous entoure, et que la multitude est toujours plus injuste que les particuliers, parce qu’elle est plus aveugle et plus exempte de remords.

Ainsi, dans les anciennes républiques la liberté était moins fondée sur le sentiment de la noblesse naturelle des hommes, que sur un équilibre d’ambition et de puissance entre les particuliers. L’amour de la patrie était moins l’amour de ses concitoyens qu’une haine commune pour les étrangers. Delà les barbaries que les anciens exerçaient envers leurs esclaves ; de là cette coutume de l’esclavage répandue autrefois sur toute la terre ; ces cruautés horribles dans les guerres des Grecs et des Romains ; cette inégalité barbare entre les deux sexes, qui règne encore aujourd’hui dans l’Orient ; ce mépris de la plus grande partie des hommes, inspiré presque partout aux hommes comme une vertu, poussé dans l’Inde jusqu’à craindre de toucher un homme de basse naissance ; de là, la tyrannie des grands envers le peuple dans les aristocraties héréditaires, le profond abaissement et l’oppression des peuples soumis à d’autres peuples. Enfin partout les plus forts ont fait les lois et ont accablé les faibles ; et si l’on a quelquefois consulté les intérêts d’une société, on a toujours oublié ceux du genre humain.

Pour y rappeler les droits et la justice, il fallait un principe qui pût élever les hommes au-dessus d’eux-mêmes et de tout ce qui les environne, qui pût leur faire envisager toutes les nations et toutes les conditions d’une vue équitable, et en quelque sorte par les yeux de Dieu même : c’est ce que la religion a fait. En vain les États auraient été renversés, les mêmes préjugés régnaient par toute la terre, et les vainqueurs y étaient soumis comme les vaincus. En vain l’humanité éclairée en aurait-elle exempté un prince, un législateur : aurait-il pu corriger par ses lois une injustice intimement mêlée à toute la constitution des États, à l’ordre des familles, à la distribution des héritages ? N’était-il pas nécessaire qu’une pareille révolution dans les idées des hommes se fît par degrés insensibles, que les esprits et les cœurs de tous les particuliers fussent changés ? Et pouvait-on l’espérer d’un autre principe que celui de la religion ? Quel autre aurait pu combattre et vaincre l’intérêt et le préjugé réunis ? Le crime de tous les temps, le crime de tous les peuples, le crime des lois mêmes, pouvait-il exciter des remords, et produire une révolution générale dans les esprits ?

La religion chrétienne seule y a réussi. Elle seule a mis les droits de l’humanité dans tout leur jour. On a enfin connu les vrais principes de l’union des hommes et des sociétés ; on a su allier un amour de préférence pour la société dont on fait partie avec l’amour général de l’humanité. L’homme a trouvé dans son cœur cette tendresse que la Providence y a répandue pour tous les hommes, mais dont la vivacité mesurée sur leurs besoins mutuels, plus forte dans la proximité, semble s’évanouir en se répandant sur une plus vaste circonférence. Près de nous, les hommes ont plus besoin de nous, et notre cœur nous porte plus rapidement vers eux. Hors de la portée de nos secours, qu’ont-ils besoin de notre tendresse ? Ils n’échappent à notre cœur et à nos bienfaits qu’en échappant à notre vue : de là cette vivacité graduée du sentiment selon la distance des objets ; de là l’amour de nos parents et de