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III. LETTRE À L’ABBÉ TERRAY[1].
SUR LA MARQUE DES FERS.

À Limoges, le 24 décembre 1773.

J’ai l’honneur de vous adresser l’état des forges et usines de la généralité de Limoges, employées à la fabrication des ouvrages en fer.

Vous m’avez demandé cet état plusieurs fois ; j’aurais voulu pouvoir vous l’envoyer plus promptement, et surtout plus complet ; mais, malgré les soins que j’ai pris pour me procurer sur chaque forge des notices aussi détaillées que vous paraissiez les désirer, vous verrez qu’il reste encore une assez grande incertitude sur la quantité des fers qui

  1. L’abbé Terray a joué un trop grand rôle dans l’histoire financière de l’ancienne monarchie pour qu’on ne lise pas avec intérêt le portrait physique et moral de la personne de ce ministre, tracé par un contemporain.

    « C’était, rapporte M. de Montyon, un être fort extraordinaire que cet abbé Terray, et heureusement d’une espèce rare. Son extérieur était dur, sinistre, et même effrayant : une grande taille voûtée, une figure sombre, l’œil hagard, le regard en dessous, avec indice de fausseté et de perfidie ; les manières disgracieuses, un ton grossier, une conversation sèche, point d’épanouissement de l’âme, point de confiance, jugeant toute l’espèce humaine défavorablement, parce qu’il la jugeait d’après lui-même ; un rire rare et caustique. En affaires, il ne discutait pas, ne réfutait point les objections, en avouait même la justesse, et la reconnaissait au moins en paroles, mais ne changeait pas. Sa plaisanterie ordinaire était une franchise grossière sur ses procédés les plus répréhensibles. Il ignorait que les gens en place se font plus de tort par les sottises qu’ils disent que par celles qu’ils font, parce qu’il est plus d’hommes en état de juger leurs paroles que leurs institutions. Jamais peut-être il n’exista d’âme plus glaciale, plus inaccessible aux affections, excepté celles pour des jouissances sensuelles, ou pour l’argent comme moyen d’acquérir ces jouissances, et aussi pour la réputation, quand elle pouvait conduire à l’obtention de l’argent. Si l’ordre des affaires le conduisait à faire le bonheur de quelqu’un, il n’en éprouvait aucune satisfaction ; quand il nuisait, c’était sans en ressentir aucune peine, sans haine, sans indulgence, sans pitié

    Le sentiment était absolument dans un ordre de choses hors de sa compréhension. Il était brouillé avec ses plus proches parents, qui le connaissaient trop bien pour ne pas le haïr : il n’était accessible à aucune des jouissances du cœur, ni à celle d’être aimé, ni à celle d’aimer, plus grande encore. Il avait des maîtresses, mais seulement pour en jouir, n’exigeant pas d’elles une grande fidélité, ne recherchant pas l’agrément de leur conversation ; content, pourvu qu’elles occupassent ses nuit, et que le jour elles fissent du bruit dans sa chambre, et y causassent un mouvement qui le préservât de l’ennui du silence et de l’isolement ; toujours prêt, dès qu’elles ne lui plaisaient plus, à s’en séparer aussi facilement qu’on change