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sur les hommes ? N’est-elle pas très-vive[1] entre les habitants de cette île et les étrangers ? Et ne pourrait-on pas s’en servir comme d’un instrument très-efficace pour réformer les nationaux ?

III. La méthode de fouetter, d’enfermer dans les hôpitaux, de transporter dans les colonies, de pendre même, n’a-t-elle pas été assez longtemps pratiquée ? Toutes ces rigueurs, employées jusqu’à présent sans succès, n’indiquent-elles pas la nécessité d’essayer enfin quelque autre voie ? S’il est prouvé que le bill de naturalisation n’attirerait ici que des étrangers sobres et industrieux, l’esprit d’émulation ne pourrait-il pas porter les Anglais à imiter ces mêmes vertus ?

IV. Je suppose que les ouvriers d’un métier s’entendent pour ne travailler que trois jours par semaine et pour mettre leur travail pendant ces trois jours à un prix exorbitant : quels motifs emploiera-t-on pour rompre cette confédération pernicieuse ? La crainte des magistrats sera-t-elle, dans un gouvernement comme le nôtre, aussi efficace que la force de l’émulation ? L’ouvrier imprudent ou

  1. L’ingénieux abbé Dubos, dans ses Réflexions critiques sur la poésie et la peinture, tome II, chapitre xv, fait à ce sujet une observation intéressante et utile.

    « Les Anglais d’aujourd’hui, dit-il, ne descendent pas, généralement parlant, des Bretons qui habitaient l’Angleterre quand les Romains la conquirent ; néanmoins, les traits dont César et Tacite se servent pour caractériser les Bretons conviennent aux Anglais : les uns ne furent pas plus sujets à la jalousie que le sont les autres. Tacite écrit qu’Agricola ne trouva rien de mieux pour engager les anciens Bretons à faire apprendre à leurs enfants le latin, la rhétorique et les autres arts que les Romains enseignaient aux leurs, que de les piquer d’émulation en leur faisant honte de ce qu’ils se laissaient surpasser par les Gaulois. L’esprit des Bretons, disait Agricola, était de meilleure trempe que celui des Gaulois, et il ne tenait qu’à eux, s’ils voulaient s’appliquer, de réussir mieux que leurs voisins. L’artifice d’Agricola réussit, et les Bretons, qui dédaignaient de parler latin, voulurent se rendre capables de haranguer en cette langue. Que les Anglais jugent eux-mêmes si l’on n’emploierait pas encore aujourd’hui chez eux avec succès l’adresse dont Agricola se servit. »

    Le lecteur ne sera peut-être pas fâché de trouver ici un autre exemple de la même nature, quoique d’un ordre un peu inférieur, à la vérité, mais aussi plus récent et très-applicable au sujet. Le jardinier en chef d’un pair de ce royaume employait à faire de nouveaux jardins un grand nombre d’ouvriers, tant Anglais qu’Irlandais ; mais il n’avait encore pu les engager à remplir même passablement leur tâche, lorsqu’il s’avisa de séparer les deux nations et de les piquer d’émulation l’une contre l’autre. Cet heureux expédient eut tout le succès désiré : ils firent bien plus d’ouvrage, et l’ouvrage fut bien mieux fait, lorsqu’on leur eut dit que c’était pour l’honneur de l’Angleterre ou pour l’honneur de l’Irlande, qu’ils n’eussent fait pour quelque autre considération qu’on leur eût proposée. (Note de l’auteur.)