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que la modération nécessaire devait être dans l’action et non dans la spéculation. Il ne voulait pas qu’on abattît tout le vieil édifice avant d’avoir jeté les fondements du nouveau ; mais il voulait qu’avant de mettre la main à l’œuvre on eût un plan fait dans toute son étendue, afin de n’agir à l’aveugle ni en détruisant, ni en conservant, ni en reconstruisant.

Enfin, une gloire bien personnelle à M. de Gournay est celle de sa vertu, tellement reconnue que, malgré toutes les contradictions qu’il a essuyées, l’ombre même du soupçon n’a jamais terni un instant l’éclat de sa réputation. Cette vertu s’est soutenue pendant sa vie entière. Appuyée sur un sentiment profond de justice et de bienfaisance, elle en a fait un homme doux, modeste, indulgent dans la société, irréprochable, et même austère dans sa conduite et dans ses mœurs ; mais austère pour lui seul, égal et sans humeur dans son domestique, occupé dans sa famille de rendre heureux tout ce qui l’environnait, toujours disposé à sacrifier à la complaisance tout ce qu’il ne regardait pas comme un devoir. Dans sa vie publique, on l’a vu, dégagé de tout intérêt, de toute ambition, et presque de tout amour de la gloire, n’en être ni moins actif, ni moins infatigable, ni moins adroit à presser l’exécution de ses vues, qui n’avaient d’objet que le bien général ; citoyen uniquement occupé de la prospérité, de la gloire de sa patrie et du bonheur de l’humanité. Cette humanité était un des motifs qui l’attachaient le plus à ce qu’on appelait son système ; ce qu’il reprochait le plus vivement aux principes qu’il attaquait, c’était de favoriser toujours la partie riche et oisive de la société au préjudice de la partie pauvre et laborieuse.

C’est une sorte de malheur que les hommes recommandables par les vertus les plus respectables et les plus véritablement utiles soient les moins avantageusement partagés dans la distribution de la renommée. La postérité ne juge guère que les actions publiques et éclatantes, et peut-être est-elle plus sensible à leur éclat qu’à leur utilité. Mais, en supposant même son jugement toujours équitable à cet égard, les motifs, l’esprit qui ont produit ces actions, et qui seuls ont pu leur imprimer le caractère de vertus, sont ignorés ; les traits délicats se perdent dans le récit de l’histoire, comme la fleur du teint et la finesse de la physionomie s’évanouissent sous les couleurs du peintre. Il ne reste que des traits sans vie, et des actions dont on méconnaît le caractère. Tantôt la malignité, tantôt la flat-