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terre ; mais il savait aussi que le gouvernement anglais en avait détruit une partie ; que s’il en restait encore quelques-uns, bien loin de les adopter comme des établissements utiles, il cherchait à les restreindre, à les empêcher de s’étendre, et ne les tolérait encore que parce que la constitution républicaine met quelquefois des obstacles à la réformation de certains abus, lorsque ces abus ne peuvent être corrigés que par une autorité dont l’exercice le plus avantageux au peuple excite toujours sa défiance. Il savait enfin que depuis un siècle toutes les personnes éclairées, soit en Hollande, soit en Angleterre, regardaient ces abus comme des restes de la barbarie gothique et de la faiblesse de tous les gouvernements, qui n’avaient ni connu l’importance de la liberté publique, ni su la protéger des invasions de l’esprit monopoleur et de l’intérêt particulier.

M. de Gournay avait fait et vu faire pendant vingt ans le plus grand commerce de l’univers, sans avoir eu occasion d’apprendre autrement que par les livres l’existence de toutes ces lois auxquelles il voyait attacher tant d’importance, et il ne croyait point alors qu’on le prendrait pour un novateur et un homme à systèmes, lorsqu’il ne ferait que développer les principes que l’expérience lui avait enseignés, et qu’il voyait universellement reconnus par les négociants les plus éclairés avec lesquels il vivait.

Ces principes, qu’on qualifiait de système nouveau, ne lui paraissaient que les maximes du plus simple bon sens. Tout ce prétendu système était appuyé sur cette maxime, qu’en général tout homme connaît mieux son propre intérêt, qu’un autre homme à qui cet intérêt est entièrement indifférent.

De là, M. de Gournay concluait que lorsque l’intérêt des particuliers est précisément le même que l’intérêt général, ce qu’on peut faire de mieux est de laisser chaque homme libre de faire ce qu’il veut. Or, il trouvait impossible que dans le commerce abandonné à lui-même l’intérêt particulier ne concourût pas avec l’intérêt général[1].

Le commerce ne peut être relatif à l’intérêt général, ou, ce qui

  1. Ad. Smith a, sans réserve, adopté cette partie de la doctrine des physiocrates. Quoique d’honorables écrivains lui en aient fait un reproche, nous ne saurions adhérer à leur jugement. La liberté, dans l’ordre économique, ne suppose pas, ainsi qu’on paraît le croire, l’abandon des droits de la morale et le refus au gouvernement du pouvoir de la défendre contre les passions et l’égoïsme individuels. Gournay ne demande pas que tel homme, ou telle agrégation d’hommes, demeurent libres de faire ce qu’ils voudront, mais que tout homme conserve cette liberté,