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bien loin d’imaginer que cette pièce d’étoffe, faute d’être conforme à certains règlements, dût être coupée de trois aunes en trois aunes, et le malheureux qui l’avait faite condamné à une amende capable de réduire toute une famille à la mendicité, et qu’il fallût qu’un ouvrier en faisant une pièce d’étoffe s’exposât à des risques et des frais dont l’homme oisif était exempt ; il ne croyait pas utile qu’une pièce d’étoffe fabriquée entraînât un procès et une discussion pénible pour savoir si elle était conforme à un règlement long et souvent difficile à entendre, ni que cette discussion dût se faire entre un fabricant qui ne sait pas lire et un inspecteur qui ne sait pas fabriquer, ni que cet inspecteur fût cependant le juge souverain de la fortune de ce malheureux, etc.

M. de Gournay n’avait pas imaginé non plus que, dans un royaume où l’ordre des successions n’a été établi que par la coutume, et où l’application de la peine de mort à plusieurs crimes est encore abandonnée à la jurisprudence, le gouvernement eût daigné régler par des lois expresses la longueur et la largeur de chaque pièce d’étoffe, le nombre des fils dont elle doit être composée, et consacrer par le sceau de la puissance législative quatre volumes in-quarto remplis de ces détails importants ; et en outre des statuts sans nombre dic-


    branches, ceux de l’éducation des bestiaux, ceux de la pêche, ceux des mines et des carrières.

    Il demandait pour tous ces travaux la protection publique, pour chacun d’eux la considération particulière due à son utilité, ou qu’inspire le talent de ceux qui les exercent.

    « À dieu ne plaise, disait-il, que je prise moins le boulanger dont le pain sera consommé ce soir, ou le maître qui enseigne à écrire à mon enfant, ou le sage qui m’aide à lui inculquer les principes de la morale, que le tisserand qui fait une toile dont on se servira trois ans, ou l’horloger dont la montre sera bonne pendant un siècle, ou l’architecte qui construit un palais qu’on admirera dans mille années. — Tout est bon ; tout entre dans les décrets de la Providence et dans la constitution de la société. — Laissons faire tout ce qui n’est nuisible ni aux bonnes mœurs, ni à la liberté, ni à la propriété, ni à la sûreté de personne. Laissons vendre tout ce qu’on a pu faire sans délit. — Il n’y a que la liberté qui juge bien, et que la concurrence qui ne vende jamais trop cher, qui paye toujours au raisonnable et légitime prix. — Mais reconnaissons que tant que les travaux producteurs feront naître des productions, et surtout des subsistances nouvelles, et tant qu’ils feront des progrès, les travaux de distribution et de conservation ne manqueront pas d’en suivre la marche et de faire des progrès proportionnels. Soyons certains encore que nulle industrie, que nul encouragement ne pourrait soutenir les travaux distributeurs et conservateurs, si les travaux producteurs étaient découragés, tombaient en décadence. — Peut-on douter que la distribution cesserait si la production était anéantie ? » (Note de Dupont de Nemours.)

    * Ad. Smith place également les médecins dans la classe des travailleurs non producteurs de richesse. Cette opinion nous paraît très-fondée. Certainement, les ordonnances du médecin ont de la valeur, puisqu’on les paye ; mais elles ne constituent pas ce qu’on peut appeler de la richesse, parce que toute richesse est essentiellement matière. La remarque, fort juste, qu’il n’existe pas de mots parfaitement synonymes en aucune langue, suffirait pour faire apercevoir que les mots richesse et valeur servent de signes à deux idées qui, pour avoir quelque chose de commun, n’en sont pas moins très-distincte. Toute richesse est valeur, mais toute valeur n’est pas nécessairement richesse ; car, si l’on méconnaît cette vérité, il faut arriver à cette conséquence bizarre, qu’il y a des richesses dont la possession n’empêcherait pas un peuple de mourir de faim. En admettant, par exemple, qu’un médecin produise de la richesse, on est forcé de convenir qu’il en produit beaucoup plus qu’un cultivateur qui gagne 1 fr. 50 c. par jour. Cependant, que deviendrait la France si demain tous les laboureurs étaient, par miracle, transformés en docteurs en médecine des plus instruits ? Il y a donc une différence bien réelle entre la valeur des produits-choses et la valeur des produits-services : c’est que l’une est d’une utilité absolue, tandis que l’autre n’est que d’une utilité relative. Il n’y a jamais trop de choses dans un pays ; mais souvent les services y surabondent, et la preuve, c’est que partout on rencontre une foule de gens qui ne trouvent pas le placement des leurs. (E. D.)