Page:Turgot - Œuvres de Turgot, éd. Eugène Daire, I.djvu/364

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ment de prix, qui dans la disette met le pain hors de sa portée, pouvait être réparti sur les années où il a joui d’une abondance dont il abusait ! Or, voilà ce que fera l’égalisation des prix, effet nécessaire d’un commerce libre.

Et ce n’est pas le seul avantage qu’il en retirera. Ce n’est pas seulement par son défaut d’économie que le peuple consommateur souffre de l’inégalité des prix ; quand il serait aussi prévoyant, aussi économe qu’il l’est peu, il en souffrirait encore par une autre raison qui frappe moins au premier coup d’œil, mais dont le développement fait connaître un des plus grands avantages que les consommateurs trouveront dans la liberté du commerce des grains. — Ce développement mérite, monsieur, j’ose le dire, toute votre attention.

Un des grands inconvénients de l’inégalité des prix pour le peuple consommateur est fondé sur ce que dans la proportion qui s’établit entre le prix des subsistances et le prix des journées, cette proportion ne suit pas exactement le prix moyen, mais reste constamment au-dessous et au préjudice de l’homme de journée ; en sorte que si le prix de cherté, le prix des années ordinaires et le bas prix étaient partagés de façon qu’ils fussent à peu près égaux chaque année, les salaires seraient plus forts à l’avantage du consommateur qu’ils ne sont quand les prix varient beaucoup. Il est aisé de le démontrer. Le prix des journées s’établit, comme celui de toute autre chose, par le rapport de l’offre à la demande, c’est-à-dire par le besoin réciproque de ceux qui font travailler et de ceux qui ont besoin de vivre en travaillant. Le peuple salarié n’a dans les bonnes années, comme dans les autres, de ressource pour vivre que le travail : il offrira donc son travail, et la concurrence le forcera de se contenter du salaire nécessaire à sa subsistance[1]. Il n’ira pas prévoir et calculer la possibilité d’une disette pour obliger celui qui le paye à hausser son salaire ; car, quel que soit cet avenir éloigné, il faut qu’il vive à présent, et s’il se rendait trop difficile, son voisin prendrait l’ouvrage à meilleur marché. C’est donc sur le prix habituel que le prix des salaires se fixera ; il baissera même encore au-dessous de cette

  1. Si le salarié, dans les années d’abondance, n’a en effet que ce qui est nécessaire à sa subsistance, Turgot a eu tort de dire, à la page précédente, que le salarié mettra de côté ce qu’il aura épargné pendant les bas prix pour se prémunir contre les années disetteuses. Mais nous avons vu que les années d’abondance ne sont pas essentiellement celles où le salaire est le moins élevé. (Hte D.)