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Quelles avances ne faudrait-il pas pour acheter tous les blés du royaume, du moins la première année ! Le roi ne serait pas assez riche, et peut-être tout l’argent qui existe dans le royaume ne suffirait pas pour cette double avance. Mais je veux que l’argent soit trouvé. Qu’il arrive deux ou trois années abondantes de suite ; avec quoi, comment notre compagnie achètera-t-elle toute cette surabondance de productions ? À crédit sans doute. — Et sans doute aussi le laboureur, avec ce crédit et sans argent, continuera sa culture et fera face à toutes ses dépenses ?

Pour donner toujours les grains à un prix égal, il faut que la compagnie perde dans les mauvaises années ; mais si une suite de pertes est occasionnée par une suite de mauvaises récoltes et plus sûrement encore par la mauvaise régie, par les fautes et les négligences, par les friponneries de toute espèce attachées à la régie de toute entreprise trop grande et conduite par un trop grand nombre d’hommes, que deviendra la fourniture qu’elle s’est engagée à faire ? On fera pendre si l’on veut les directeurs ; mais cela ne donnera pas du pain au peuple. Et que deviendra-t-il lorsqu’on l’aura privé de tous les moyens naturels de subsister ?

On fait usage dans de petits États de moyens semblables : l’État se charge de faire les approvisionnements et de donner le pain au peuple à un prix qui est toujours le même et qui est toujours cher, parce qu’il faut toujours payer les faux frais. Cette administration se soutient dans les années ordinaires, et le peuple est tranquille ; mais vient-il quelque disette assez forte pour que la perte qu’il faudrait supporter devienne au-dessus des fonds que le gouvernement peut perdre, on se trouve tout à coup livré à toutes les horreurs de la famine, et le gouvernement, qui s’est imprudemment chargé de ce qu’il lui était impossible de faire, en devient responsable au peuple, lequel a raison de s’en prendre à lui. On a vu les suites de cette administration à Rome en 1764. Qu’on juge par ses effets dans les États du pape de ce qu’elle aurait produit dans le royaume de France ! Je veux encore que, par le plus grand des miracles, la compagnie privilégiée puisse continuer à remplir ses engagements ; je suppose que, par un autre miracle non moins prodigieux, le prix de ses achats et celui de ses ventes aient été combinés avec tant de précision, qu’en la remplissant de tous ses frais et de l’intérêt de ses avances, elle fasse rentrer de même au laboureur ses frais et l’intérêt I. 15