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et du commerce libre des grains ; et malgré les malheureuses restrictions qu’a éprouvées encore cette liberté, il faut fermer les yeux volontairement, pour ne pas voir qu’elle a produit de tous côtés cet effet. Aussi en êtes-vous convaincu, monsieur, et vous paraissez même l’annoncer dans le préambule de votre projet de règlement.

Indépendamment de l’augmentation de production résultant de l’amélioration de la culture, la masse des subsistances reçoit encore par l’effet de la liberté un autre accroissement qui mérite fort d’entrer en considération. Je parle des denrées qui se perdaient, lorsque le bas prix les faisait tomber en non-valeur, et qu’un prix soutenu fera conserver, parce qu’on y aura un plus grand intérêt. L’n laboureur qui ne peut vendre son blé à profit cherche à le faire consommer pour éviter les frais et les déchets qu’il essuierait en le gardant. Lorsqu’à Limoges, en 1745, le seigle ne valait que quatre livres douze sous neuf deniers le setier, mesure de Paris, et même lorsqu’il vaut un peu davantage, c’est une chose notoire qu’on en consomme une très-grande quantité pour engraisser les bœufs. Dans toutes les provinces, on donne d’autant plus de grains aux volailles et aux animaux de toute espèce, que la valeur en est moindre. Or, c’est autant de perdu pour la subsistance des hommes. Ce n’est pas dans le lieu et dans l’année où se fait ce gaspillage que les consommateurs ont à le regretter ; mais ce grain aurait rempli un vide dans quelques provinces disetteuses ou dans une année stérile. Il aurait sauvé la vie à des familles entières et prévenu des chertés excessives, si l’activité d’un commerce libre, en lui présentant un débouché toujours ouvert, eût donné dans le temps au propriétaire un grand intérêt à le conserver et à ne pas le prostituer à des usages auxquels on peut employer des grains moins précieux. Ce que le laboureur est forcé de conserver faute d’en trouver aucun emploi, devient dans son grenier la proie des rats, des charançons, des insectes de toute espèce, et souvent de la corruption.

Il y a deux manières de ramener les prix au niveau, malgré l’inégalité des récoltes. L’une consiste à transporter les grains des provinces où la récolte est bonne dans celles où elle est mauvaise, l’autre à emmagasiner dans les années abondantes pour les années disetteuses. Ces deux méthodes entraînent des frais, et le commerce libre choisit toujours celle qui, tout compensé, en entraine le moins. À