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Mais, disent nos raisonneurs (car il faut les suivre dans leur dernier retranchement), l’on ne peut pas me faire payer cet usage de l’argent, parce que cet argent était à moi ; j’en étais propriétaire, parce qu’il est de la nature du prêt des choses fungibles que la propriété en soit transportée par le prêt, sans quoi elles seraient inutiles à l’emprunteur.

Misérable équivoque encore ! Il est vrai que l’emprunteur devient propriétaire de l’argent considéré physiquement comme une certaine quantité de métal. Mais est-il vraiment propriétaire de la valeur de cet argent ? Non sans doute, puisque cette valeur ne lui est confiée que pour un temps, et pour la rendre à l’échéance. D’ailleurs, sans entrer dans cette discussion, qui se réduit à une vraie question de mots, que peut-on conclure de la propriété que j’ai, dit-on, de cet argent ? Cette propriété, ne la tiens-je pas de celui qui m’a prêté l’argent ? N’est-ce pas par son consentement que je l’ai obtenue, et ce consentement, les conditions n’en ont-elles pas été réglées entre lui et moi ? À la bonne heure, que l’usage que je ferai de cet argent soit l’usage de ma chose ; que l’utilité qui m’en reviendra soit un accessoire de ma propriété. Tout cela sera vrai, mais quand ? quand l’argent sera à moi, quand cette propriété m’aura été transmise ; et quand me l’aura-t-elle été ? quand je l’aurai achetée et payée. Or, à quel prix achèterai-je cette propriété ? Qu’est-ce que je donne en échange ? N’est-il pas évident que c’est l’engagement que je prends de rembourser à une certaine échéance une certaine somme quelle qu’elle soit ? N’est-il pas tout aussi évident que si cette somme n’est qu’exactement égale à celle que je reçois, mon engagement ne fera pas l’équivalent de la propriété que j’acquiers dans le moment actuel ? N’est-il pas évident que, pour fixer cet équivalent de façon que notre avantage soit égal de part et d’autre, nous devons avoir égard à l’utilité dont me sera cette propriété que j’acquiers et que je n’ai point encore, et à l’utilité dont cette propriété pourrait être au prêteur, pendant le temps qu’il en sera privé ? Le raisonnement des juris-consultes prouvera si l’on veut que je ne dois pas payer l’usage d’une chose lorsque j’en ai déjà acquis la propriété ; mais il ne prouve pas que je n’aie pu, en me déterminant à acquérir cette propriété, en fixer le prix d’après la considération de cet usage attaché à la propriété. En un mot, tous ces raisonnements supposent toujours ce qui est en question, c’est--