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dont toutes les valeurs particulières ne sont que des parties proportionnelles, doctrine mélangée chez lui de vrai et de faux, et qui, par cette raison, a paru assez obscure au plus grand nombre de ses lecteurs.

Ce n’est pas ici le lieu de développer ce qu’il peut effectivement y avoir d’obscur dans la courte énonciation que nous venons de faire d’une proposition qui mérite d’être discutée avec une étendue proportionnée à son importance ; moins encore devons-nous en détailler dans ce moment les conséquences nombreuses.

Reprenons le fil qui nous a conduit jusqu’à présent ; étendons notre première supposition. Au lieu de ne considérer qu’un homme isolé, rassemblons-en deux : que chacun ait en sa possession des choses propres à son usage, mais que ces choses soient différentes et appropriées à des besoins différents. Supposons, par exemple, que dans une île déserte, au milieu des mers septentrionales, deux sauvages abordent chacun de leur côté, l’un portant avec lui du poisson plus qu’il n’en peut consommer, l’autre portant des peaux au-delà de ce qu’il peut employer pour se couvrir et se faire une tente. Celui qui a apporté du poisson a froid, celui qui a apporté des peaux a faim ; il arrivera que celui-ci demandera au possesseur du poisson une partie de sa provision, et lui offrira de lui donner à la place quelques-unes de ses peaux : l’autre acceptera. Voilà l’échange, voilà le commerce.

Arrêtons-nous un peu à considérer ce qui se passe dans cet échange. Il est d’abord évident que cet homme qui, après avoir pris sur sa pêche de quoi se nourrir pendant un petit nombre de jours, passé lequel ce poisson se gâterait, aurait jeté le reste comme inutile, commence à en faire cas lorsqu’il voit que ce poisson peut servir (par la voie de l’échange) à lui procurer des peaux dont il a besoin pour se couvrir ; ce poisson superflu acquiert à ses yeux une valeur qu’il n’avait pas. Le possesseur des peaux fera le même raisonnement, et apprendra de son côté à évaluer celles dont il n’a pas un besoin personnel. Il est vraisemblable que dans cette première situation, où nous supposons nos deux hommes pourvus chacun surabondamment de la chose qu’il possède, et accoutumés à n’attacher aucun prix au superflu, le débat sur les conditions de l’échange ne sera pas fort vif ; chacun laissera prendre à l’autre, l’un tout le poisson, l’autre toutes les peaux dont lui-même n’a pas besoin. Mais changeons un peu la sup-