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sidère que l’argent qu’on offre au marché, pour avoir du blé ou d’autres choses, est celui qu’on dépense journellement pour satisfaire à ses besoins, et que celui qu’on offre à prêter est précisément celui qu’on a retranché de ses dépenses journalières pour le mettre en réserve et former des capitaux.

    buent des salaires à savoir qu’il vaut mieux employer des laboureurs, des vignerons, des pâtres, des maçons, des pionniers, pour avoir des récoltes, pour soigner et multiplier des troupeaux, pour bâtir des maisons, pour creuser des canaux, etc., que des musiciens et des danseurs.

    Quoi ! me dira-t-on, est-ce que vous voudriez empêcher les grands propriétaires riches de payer des musiciens, des danseurs qui les amuseront ? — Certainement je ne voudrais, pour rien au monde, empêcher personne de faire l’usage qu’il lui plaît du revenu de son bien. Cela ne serait pas juste ; et les dépenses étant gênées, les capitaux afflueraient moins dans le pays. — Mais je dirai toujours que si ces propriétaires veulent devenir plus riches, et rendre la dépense de leur revenu plus utile pour eux et pour les autres, ils auront raison de faire plutôt de la musique eux-mêmes, sans compter que la musique que l’on compose ou que l’on exécute fait dix fois plus de plaisir que celle qu’on paye : et quant aux ballets soudoyés, les jeunes demoiselles diront comme moi, qu’il vaudrait mieux qu’on leur laissât danser à elles-mêmes des contredanses à leur gré, et qu’on employât le surplus de la dépense à grossir, améliorer la fortune de leurs pères, et à augmenter la dot qui fera leur mariage. Les plaisirs des riches mêmes peuvent donc s’accorder avec leur intérêt bien entendu.

    On ne nous soupçonnera pas de solliciter des lois somptuaires, car elles seraient prohibitives ; et toute loi prohibitive d’une action ou d’une conduite qui n’attaque ni la liberté, ni la propriété de personne, est elle-même un attentat contre le droit naturel, une violation de la loi primitive de la justice, qui doit servir de règle souveraine à toutes les lois civiles et politiques. — Mais sans aucune espèce de prohibition, les chefs de la société peuvent, par la seule influence de l’exemple et des distinctions, tourner les mœurs vers les travaux utiles plutôt que vers les dépenses folles, ou vers une épargne au moins stérile. Cette dernière paraît tenir le milieu entre les deux autres. On conçoit cependant combien elle est en elle-même différente de la bonne administration. C’est celle-ci qui augmente véritablement les capitaux par des dépenses fructueuses. Telle est l’opinion de l’auteur. Il dit très-bien dans son dernier paragraphe, que « les entrepreneurs ne font d’autre usage de l’argent qu’ils épargnent, que de le convertir sur-le-champ en achats de différentes natures d’effets sur lesquels roulent leurs entreprises, et qu’ainsi cet argent rentre dans la circulation. » C’est en effet par là qu’il leur profite. — D’où suit, que ce ne sont pas réellement des épargnes, mais des dépenses bien dirigées, qui sont la source de l’augmentation de leurs capitaux, et de l’amélioration de leur fortune. Et que s’il y a quelques moments où ils paraissent épargner positivement, parce qu’ils attendent ou le temps le plus propre à l’emploi, ou l’accumulation d’une somme assez considérable pour les dépenses que cet emploi demande, cette épargne apparente n’est qu’une espèce d’oscillation qui prépare à un plus grand cours de dépenses ; c’est ainsi que la mer s’élève ; le flot s’arrête un instant, et recule même de quelques pouces, pour avancer ensuite de plusieurs toises.

    On peut être certain que c’est en ce sens que M. Turgot entendait ce qu’il a dit de l’épargne dans tout le reste de cet ouvragé. (Note de Dupont de Nemours.)

    * Cette longue note de Dupont de Nemours repose sur une erreur. Personne n’a jamais prétendu dire que le fait de l’épargne est productif. — C’est le capital épargné, mis en œuvre, qui produit. L’épargne n’est qu’un emmagasinement de fonds qu’on emploie ensuite à la production. — Dupont confond l’épargne avec l’avarice qui entasse. L’homme qui épargne est aujourd’hui celui qui place dans une œuvre productive quelconque le surplus de son revenu sur sa consommation. Il n’est pas un ouvrier qui, muni de son livret de caisse d’épargne, ne puisse aujourd’hui redresser l’opinion de Dupont de Nemours sur l’épargne. (Hte D.)