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d’emprunteurs. L’intérêt de l’argent augmentera donc, tandis que l’argent deviendra plus commun au marché et y baissera de prix, et précisément par la même cause.

On cessera d’être surpris de cette apparente bizarrerie si l’on con-

    la société mettrait-elle tous les fruits de son travail d’une année en vente, si l’autre moitié refusait d’acheter, et s’obstinait à garder par épargne le tout, ou une forte partie de ses moyens de payer. La première, en ce cas, ne pourrait pas tout vendre, ou vendrait à perte, ce qui dérangerait et ruinerait la culture et les travaux de tous ceux qui n’en retirent précisément que leurs frais, et qui par conséquent ne peuvent continuer à les retirer qu’autant qu’ils vident toute leur récolte, ou qu’ils débitent leur magasin comme à l’ordinaire à un tel prix. — Et il y a toujours un très-grand nombre de gens dans ce cas-là.

    Dans les pays où les revenus se payent en argent, si ces revenus qui représentent la partie disponible des récoltes ne sont pas dépensés par les propriétaires, il y aura justement une partie correspondante de la récolte qui ne sera pas débitée, ou qui ne le sera pas au même prix, et dont le cultivateur aura cependant payé le prix au propriétaire, sans l’avoir retiré de ses ventes, par lesquelles seulement il avait combiné pouvoir payer annuellement à ce propriétaire le fermage dont ils sont convenus. Cette partie de récolte, qui risquait de rester invendue, et dont le fermier voudra cependant se défaire, tombera nécessairement à vil prix : ce vil prix influera tout aussi nécessairement sur les autres prix, qui se mettent naturellement de niveau, comme l’auteur l’a très-bien démontré (dans ses paragraphes XXXIII, XXXIV et XXXV). Mais la diminution des prix nécessitera pareillement celle des reproductions, ainsi que nous venons de le voir en parlant de celles qui ne rendent que les frais ; et celle des revenus, qui sont toujours en raison de la quantité de productions à vendre combinée avec le prix auquel elles sont vendues, et comparée avec les frais d’exploitation. Mais encore la diminution des revenus sera en perte pour les propriétaires parcimonieux qui auront peine à concevoir comment ils ont fait pour se ruiner en épargnant, et qui n’y verront de ressource que celle d’augmenter leurs épargnes. Ce qui précipitera la marche de leur ruine, jusqu’à ce qu’ils soient venus au point où la misère absolue leur rendra l’épargne impossible, et les forcera de se jeter trop tard dans les classes laborieuses.

    C’est ainsi qu’à en juger, même par les seules lumières de la raison, on pourrait dire que l’avarice est un véritable péché mortel, parce qu’elle fait mourir ceux qui auraient subsisté sur la dépense, et que peu s’en faut qu’elle ne réduise au même terme, par un chemin plus ou moins long, ceux qui font ce tort à la société.

    Il ne s’ensuit pas de là qu’il ne faille, pour entretenir la société dans un état de richesse, pour animer la circulation, donner la subsistance à beaucoup de gens, et se soutenir soi-même dans l’aisance, que dépenser tout son revenu sans règle. Si l’avarice est le péché des sots, la prodigalité est celui des fous. Cela est si bien reconnu, que tout le monde, comme M. Turgot, appelle dépenses folles, celles qui dissipent sans objet, sans but, sans fruit, des revenus et des capitaux.

    Ce dont il s’agit n’est donc pas d’épargner les revenus. — C’est encore moins de dépenser au hasard les capitaux. — Mais c’est de dépenser avec intelligence tout ce que l’on peut dépenser pour des travaux utiles.

    Il n’en coûte pas plus pour faire subsister un travailleur qu’un homme oisif. Il n’en coûte pas plus pour un travailleur productif, ou du moins utile, que pour une autre espèce de salarié dont l’utilité serait nulle. C’est donc à ceux qui distri-