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en impose !… Cette défaveur marquée auprès du public, depuis sa condamnation, lui rendait la vie difficile. « Vous savez que je ne suis pas un enfant gâté de la vie », m’écrivait-il, quand il avait été tenter la fortune littéraire auprès du public belge. Un de ses biographes les mieux renseignés, M. Maurice Tourneux, a eu raison de noter la défiance dont il jouissait dans les journaux et les revues et chez les éditeurs, depuis la triple amende qui l’avait frappé, lui et ses deux premiers éditeurs, Poulet-Malassis et de Broise. Il n’avait déjà pas le travail commode ; l’improvisation ne venait pas chez lui : il se tourmentait trop pour cela ; on l’accusait d’être paresseux, de ne pas assez produire, quand il n’avait que le travail lent. Je tiens de lui qu’il s’était fait enfermer dans les bureaux de la Revue Européenne, en 1861, pour y écrire son article, si quintessencié, si conçu d’après lui-même, sur Wagner, qui était l’une de ses admirations les plus sincères. Il fallait entendre son cri d’allégresse, le seul qu’il pût pousser, quand l’aphasie lui coupa la parole, au seul nom de Wagner prononcé devant lui. Madame Manet, grande musicienne, venait lui en jouer, et remplissait, dans sa chambrette de la maison de santé Duval, près de la barrière de l’Étoile, le rôle de David, tenant la harpe devant Saül. Elle l’apaisait. Ses facultés se réveillaient, et n’avait plus que deux mots, Nom, Cré nom, pour exprimer ses sympathies ou ses répugnances. Il leur donnait l’intonation nécessaire. Ses joies ou ses haines persistaient en lui : il n’en démentait aucune. Comme je lui apportais les amitiés de Sainte-Beuve, il rayonna ; mais quand je lui parlai du clou du Salon, cette année-là, la Femme au perroquet, il poussa un Cré nom de colère. Courbet pourtant avait jadis fait son portrait, qui est au Musée de Montpellier ; mais les anciens rapports se ressentaient des dissidences de nature, et de là des inimitiés intellectuelles qui ne pardonnent plus. Courbet aurait dit de Baudelaire comme de certains autres « Il cherche des puces dans la nature, tandis que moi, Courbet, je n’y vois que les grandes lignes. »