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Je fis connaissance et devins familier avec un jardinier nommé Chvigovsky, tchèque d’origine. Pour la première fois, je voyais un ouvrier qui recevait des journaux, lisait l’allemand, connaissait les classiques et participait librement aux discussions entre marxistes et populistes. Dans un jardin, sa chaumine, qui n’avait qu’une chambre, était le lieu de rencontre des étudiants en vacances, des anciens déportés et de la jeunesse locale. Par l’intermédiaire de Chvigovsky, l’on pouvait se procurer un livre interdit. Dans les causeries des déportés passaient les noms de certains membres du parti de la Liberté du Peuple : Jéliabov, Pérovskaïa, Figner, non comme ceux des héros de légende, mais comme ceux de vivants qu’avaient rencontrés, sinon ces anciens déportés, leurs amis plus âgés. J’avais le sentiment d’être inséré comme un petit chaînon dans une grande chaîne.

Mes rapports avec ma famille se gâtèrent alors. Mon père, qui était venu vendre du blé à Nikolaïev, fut renseigné, je ne sais comment, sur mes nouvelles fréquentations. Il sentait venir un danger, mais il espéra le prévenir par l’autorité de ses remontrances paternelles. Il y eut entre nous plusieurs explications violentes. Je me montrai intraitable à défendre mon indépendance et le droit que j’avais de choisir ma voie. En fin de compte, je renonçai aux subsides de la famille, je quittai le logement d’élève où l’on m’avait placé et m’installai chez Chvigovsky : il venait justement de louer un autre jardin où l’isba était plus vaste. Nous fûmes six à y vivre en « commune ». En été, notre effectif s’augmentait d’un ou deux étudiants tuberculeux qui avaient besoin d’air pur. Je me mis à donner des leçons. Nous vivions en Spartiates, sans draps de lit, et nous nourrissions de soupes grossières que nous préparions nous-mêmes. Nous portions des blouses bleues, des chapeaux de paille, nous avions des cannes noires. En ville, on pensait que nous avions adhéré à une secte mystérieuse. Nous lisions ce qui nous tombait sous la main, nous discutions furieu