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milieu que je fréquentais par mes attaches avec la famille Spenzer, on était mécontent du régime, mais on le croyait inébranlable. Les plus hardis rêvaient d’une constitution qu’on obtiendrait dans quelques dizaines d’années.

Parmi les intellectuels, au début des années 90, les opinions tolstoïennes étaient en voie de disparition ; le marxisme s’avançait de plus en plus victorieusement contre le populisme. Des échos de cette lutte idéologique remplissaient la presse de toutes tendances. Partout, on signalait de jeunes présomptueux qui se disaient matérialistes. Je ne constatai tout cela, pour la première fois, qu’en 1896.

Dans ma voie, je parvins au premier grand carrefour, étant encore peu préparé, au sens politique, même pour un jeune homme de dix-sept ans. Trop de problèmes se posèrent simultanément et brusquement devant moi, problèmes que je n’avais pas étudiés d’une façon suivie et dans l’ordre où ils se posaient. Je sautais de l’un à l’autre. Ce qu’il y a seulement de certain, c’est que, dans ma conscience, la vie avait déjà déposé une forte réserve d’idées sociales protestataires. En quoi consistaitelle ? En sympathies pour les opprimés, en indignations devant les injustices. Et ce dernier sentiment était peut-être le plus fort. De toutes les impressions que j’ai gardées de la vie quotidienne, depuis ma première enfance, celle de l’inégalité entre les hommes se distinguait par des aspects exceptionnellement grossiers et étalés ; l’injustice prenait fréquemment les airs d’une insolence qui ne craint pas de châtiment ; la dignité humaine était à tout instant foulée aux pieds. Il suffit ici de rappeler que l’on fustigeait des paysans. Tout cela me frappait vivement, avant l’assimilation d’aucune théorie, et créait une réserve d’impressions dont la force explosive devait être grande. C’est peut-être précisément pour cela que j’ai semblé hésiter un certain temps devant les grandes déductions que j’avais à tirer nécessairement des observations de la première période de ma vie.