Page:Trobriand - Le rebelle, 1842.djvu/23

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Bien ! reprit gaiment le Français ; mon frère le visage pâle a brisé son calumet et déterré son tomahawk.

Laurent s’arma de pistolets. Tous deux traversèrent la cour pour se rendre aux écuries où Durand avait attaché son cheval en arrivant. La nuit était sinistre. De gros nuages noirs couraient au ciel et projetaient sur la terre comme un large crêpe déroulé sur les arbres frissonnants. De temps à autre quelques rayons de lune glissaient pâles et indécis à travers les branches déjà sans feuillage, où les vents incertains éveillaient de lugubres plaintes.

Laurent se sentit tout-à-coup l’âme étreinte par une angoisse rapide ; une sueur froide baigna ses tempes, et ce fut avec un sourire forcé et d’une voix strangulée qu’il dit :

— La lune est bien terne ce soir

— Terne comme la figure d’un pendu, répondit Durand.

Après cette réponse qui parut sinistre à Laurent, malgré le ton dont elle était faite, un chien hurla douloureusement et longuement.

— Funeste présage ! reprit-il. Mais il eut une honte secrète d’avouer sa pensée et il ajouta aussitôt : conte de nourrice !

— Eh ! eh ! continua Durand avec sa gaîté diabolique. Il y aura peut-être du sang sur les chemins avant long-tems.

— Espérons que non, dit Laurent.

Son cheval était prêt et le Français déjà en selle. Le jeune Canadien adressa un dernier regard à sa maison, regard long et triste qui semblait renfermer tout un adieu.

Et ils s’éloignèrent rapidement dans la nuit.

V.


Le même soir, Alice Mac Daniel, assise auprès de sa tante, travaillait avec découragement à un dessin de broderie vingt fois abandonné et repris. La vieille dame était ensevelie à moitié dans un immense fauteuil, et semblait, selon son habitude, s’assoupir auprès du feu. Mais tout-à-coup elle ouvrit de grands yeux, et s’adressant à sa nièce

— Mon enfant, dit-elle, à quoi songez-vous ?

— Ma tante, répondit Alice avec un léger embarras, je songeais…

— À Laurent, n’est-ce pas ?

Elle baissa la tête sans rien dire et se mit à travailler avec ardeur.

Vous l’aimez donc bien ? continua la bonne dame.