Arabin se sentit moins triste quand il eut de l’argent. Il résolut d’aller dîner à son restaurant habituel. « Je vais faire mon petit effet » pensa-t-il. Mais tout se passa discrètement entre la caissière et le garçon. « Qu’est-ce que vous prétendiez donc, que M. Arabin était mort ? » dit la caissière. « On m’avait dit », répondit le garçon.
Pierre avait un grand appétit. Mais, dès les premières bouchées, sa faim s’apaisa, et il ressentit à l’estomac une vive douleur.
— Avez-vous vu M. Cerneaux et M. de Louffeuil ?
C’étaient ses deux amis intimes, ses associés de fête. C’était eux qui avaient dû, la veille, conduire son deuil.
— Je les retrouverai, pensa-t-il, au bal de l’Opéra.
Car il savait bien qu’ils iraient au bal comme à l’ordinaire, qu’ils ne seraient pas plus tristes que de coutume, qu’ils ne crieraient pas pour s’étourdir, et qu’ils diraient paisiblement toutes les demi-heures : « Ce pauvre bougre d’Arabin ! ».
Un journal du matin annonçait dans un écho spécial « la disparition d’un joyeux fêtard, Pierre A***, que les habitués de James connaissaient bien. C’était un bon garçon sans prétention. Cette mort fera pleurer les beaux yeux de Jeanne de Meung, et un peu aussi ceux d’Alaine Chartier, qui n’est pas une ingrate. »
« Ces pauvres amies ! dit Arabin, attendri. Enfin ! Je les retrouverai tout à l’heure à l’Opéra. »
Il s’acheta un faux nez et une barbe. Puis il se rendit au bal. Pendant une heure, il attendit Lucien Cerneaux. Enfin il aperçut à la sortie d’une loge le front dénudé et la grande moustache blonde de son ami intime.
Il s’approcha de lui pour l’intriguer. Il changea sa voix et lui dit simplement, car il manquait d’imagination :
— Bonjour, Cerneaux.