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PIERRE QUI ROULE

Richelieu. Un jour, La Blonde, une jolie jument que Quénoche s’était procurée sur la rive nord, avait été prise d’une irrésistible nostalgie. Elle était à brouter l’herbe qui croissait dans un enclos aboutissant à la rivière lorsque, sans s’occuper du sabot (pièce de bois repliée et assujettie au moyen d’une cheville transversale) qui entravait l’un de ses pieds de devant, la jeune cavale conçut l’idée de parcourir à la nage les huit arpents d’eau courante qui s’interposaient entre elle et sa prairie natale. Le bac se mit à sa poursuite, mais elle nageait si bien qu’on la laissa atterrir sur la rive opposée avant de la reprendre.

Pendant que La Blonde établissait son record de natation, ce spectacle inusité avait attiré nombre de villageois sur la grève. Le corps de la bête était complètement immergé ; sa tête seule était visible et tout le monde craignait de la voir s’enfoncer. La mère Quénoche priait et ses enfants pleuraient autour d’elle. Deux heures après, tout le monde était consolé et La Blonde ne paraissait pas avoir souffert de son bain prolongé, bien qu’elle fût « en rupture de bain. »

Un villageois dont la conduite n’était pas exemplaire avait eu les honneurs du charivari. Des hommes masqués l’avaient mis à cheval sur une longue perche et le promenaient dans les rues au bruit des ferrailles, casseroles, grelots et porte-voix, — « Qui est-ce que vous avez là ? » leur demandait-on. — « C’est Thomas Tomnette, » répondaient les porteurs de ce pavois d’un nouveau genre. — « Où l’avez-vous pris ? » — « Chez la Torquette. » Ces paroles étaient parvenues aux oreilles de Quéquienne, qui s’efforçait vainement de comprendre pourquoi ses parents lui défendaient de les répéter.

Le bail de la traverse étant expiré à l’automne, Quénoche retourna à Contrecœur, où il alla passer un an avec sa jeune famille.