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LA POULE NOIRE

pour le moment. Pendant tout le dialogue, le répondant avait employé, pour donner plus de force à ses répliques, un vocabulaire de sacres jusqu’alors inconnus aux oreilles pourtant exercées de Pitro, et le malheureux ne doutait plus qu’il fût en présence réelle de l’auteur célèbre de tous les sacres, de tous les jurons, de tous les blasphèmes. Il en ressentait même une admiration profonde à l’endroit du sacreur émérite qui lui faisait l’honneur d’une visite noctambulaire. Pitro retrouva cependant courage, en suivant l’exemple de son interlocuteur, en faisant de son mieux pour se rendre digne des largesses futures qui lui seraient dévolues de par la vertu de la Poule Noire. Il se leva sur un coude, et perçut devant lui des silhouettes vagues, étranges, noires, qui sur le bord de la mare gesticulaient et semblaient se tordre en proie à quelque sabbat vengeur. Il cherchait des yeux le Diable-Maître, toutefois, et se comptait trompé de ne pas voir le manteau de feu, les pieds fourchus, les cornes luisantes, le bonnet rouge à longue plume, et la grande fourche de fer chauffé à blanc que le Grand Albert lui avait promis, lors de la lecture par le père Salvaye. Mais il se dit que sans doute il allait tout voir en se tournant et en se redressant. Il tenta un effort dans ce sens, et aussitôt une violente poussée le rejeta sur le sol, pendant que la voix d’outre-terre lui criait dans les oreilles, avec des jurements effroyables :

Comment’s’ tu veux, pour ton âme ?

Pitro reconnut qu’il avait affaire à un diable sérieux, cette fois ; mais peu au courant du marché et de la valeur du numéraire, il s’écria en tremblant plus fort :

J’veux cent piasses.

Cent piasses, cent piasses, j’vâ t’danner cent coups de pieds.

Et les coups se mirent effectivement à pleuvoir au bruit de rires sonores, pendant qu’un objet informe et humide, lancé des bords de la mare, tombait sur Pitro. Ce dernier, hurlant de douleur, voulut fuir, mais une main solide le tenait au collet et le recourbait sur le sol ; des bruits de pas résonnaient sur la terre ou flochaient dans les flaques. Pitro crut sa dernière heure arrivée, crut qu’il allait payer, par la douleur de son séant, toute la paresse qu’il avait employée sa vie durant à rester dessus, et perdit un moment connaissance. Il demeura longtemps étendu, n’osant pas remuer, bien qu’il ne sentît sur lui aucun attouchement. Enfin, dans l’aube naissante, il risqua un regard, vit devant lui quelque chose de noir et de visqueux. Il allongea craintivement la main, sentit des plumes sous ses doigts. Enhardi, il se hissa sur un genou. La terre était piétinée partout. Des trous se dessinaient dans le mock. Il ramena ses regards sur ses mains,