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[TREMBLAY]
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LA POULE NOIRE

Ous’ tu vas ?

J’sarche anne mine d’or.

Tu ouéras pas clair, Pitro. Yé trop târd.

Pitro continua sa marche, sans voir que les ombres se glissaient en tapinois derrière lui. Arrivé au centre de la Savane, il se trouva près d’une mare où les vieilles femmes et les enfants avaient accoutumé de voir des fées danser, par les soirs de brume. Quatre sentiers étroits se croisaient sur un ilôt de mock durci et couvert de mousse. La mare était cernée par un soulèvement d’argile affleurant à travers la terre noire, et l’on pouvait contourner à pied sec l’étendue conquise par les grenouilles. Partout ailleurs il y avait des trous de vase, bordés de champignons, de plantes aquatiques, de bois pourri. Des aulnes poussaient en bouquets. Ailleurs, c’étaient des cèdres, des saules, des sapins rabougris. Dans l’air se répandait l’odeur forte du petit thé. De ce carrefour, Pitro pouvait voir assez bien le firmament. Assis sur une grosse souche d’arsin, il attendit, regardant tourner le Charriot, regrettant maintenant de le voir pivoter, ayant peur de tenter l’aventure épouvantante de Minuit. Mais à la fin, jugeant l’heure arrivée d’après la position des étoiles, il se leva tout droit, se tourna vers les quatre points cardinaux en prenant la Polaire comme point de direction, puis adressa un charabia ésotérique à Son Infernale Majesté Satan, scandant chaque syllabe avec chaque demi-tour du Nord à l’Ouest, de l’Ouest au Sud, du Sud à l’Est, puis de l’Est au Nord.

Pitro avait appris par cœur les incantations obligées, mais sa mémoire, sans doute, lui faisait défaut, et comme pour lui les paroles mystérieuses n’avaient aucun sens humain, il les dénaturait d’une façon qui pouvait déconcerter le Diable lui-même, et tous les sous-diables dont le métier est d’acheter au croisement des sentiers paludéens, à minuit, par les vendredis soirs de la lune nouvelle, des poules noires volées dans l’obscurité chez une veuve dont le mari est mort depuis sept ans.

Saudit ! Mârdil Bacatèche de sincibor vlimeux ! Roi du fer, veux-tu ma Poule Noère ?

Quatre fois la question étrange sonna sur les aulnaies, passa sur la mare croupissante, au milieu du silence lugubre et rempli de ténèbres ; quatre fois elle fut jetée, à chaque arrêt de Pitro, vers l’un des points cardinaux. Au quatrième appel, et sans attendre la réponse, Pitro tordit le cou à sa volaille, prit la carcasse dans la main gauche, la fit trois fois tourner au-dessus de sa tête, et finalement la lança aussi loin derrière lui que ses forces le lui permettaient. Deux secondes après un choc lourd retendit dans la mare. Au même