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LA SOCIÉTÉ ROYALE DU CANADA

jeune Pitoune avait son oncle. Restait la mère Dègle, entre la Savane et le champ d’herbe à dinde. Pitro connaissait le poulailler de cette vieille chipie ; il savait bien qu’il s’y trouvait bonne quantité de poules noires ; mais depuis quand la veuve était asseulée, c’était une autre affaire. À huit heures, Pitro passait là, faisant mine de flâner. La veuve tricotait sur le seuil. Le moment était bien choisi.

Coudon, la mère, y-a-ti longtemps qu’vot’ mari é mort ?

Quoi’s’ça peut t’fère, écornifleux ?

Bin, c’é l’vieux Dimont, comm’ ça, qui voudré l’sa’ouèr.

Qu gui diras qu’ça fé sept ans, pi qui attendra ’core sept ans avant qu’je l’marise.

Fâchez-vous don’ pas, la mère.

Sans écouter le flot verbeux qui le menaçait, Pitro s’en alla en murmurant :

Batèche, ça c’é bon.

Pitro fut dans la Savane et s’y cacha. Ce grand marais, aux crêtes de mock digitées dans tous les sens, avait des sentiers et des appontements de fortune que seul Pitro connaissait. Il vit peu à peu des lumières s’éteindre aux fenêtres, et lorsqu’il crut le moment arrivé d’exécuter son œuvre longuement préméditée, il sortit de sa cachette, passant avec sûreté les buttes de terre noire entourées d’eau huileuse, et se trouva à la lisière des sapinages, à deux arpents du poulailler de la mère Dègle. La clôture de perches enjambée, Pitro rampa, rampa vers son but, où il arriva sans avoir donné l’éveil. Une fois devant le volet, il sortit de sa poche un cylindre de feuillard muni d’un fond et d’un couvercle percé de petits trous et d’une porte roulant sur charnières. C’était sa lanterne sourde. Dans une autre poche il trouva un bout de chandelle de suif, qu’il planta dans sa bobèche. Il battit le briquet sur du tondre et alluma, ayant bien soin de fermer sa lanterne. Il était prêt. Avec la lame de son couteau, il fit jouer le toquet de la porte de côté — l’autre étant fermée par un lourd cadenas — et il entra dans le poulailler. Un rayon de la lanterne tomba sur le jouquoué, et Pitro aperçut dans la demi-lumière une masse de plumes noires, d’un noir luisant, formant boule après les picorages d’une journée bien remplie. La chandelle éteinte d’un souffle, le voleur saisit la boule de plumes. Il y eut un gloussement effrayé, mais Pitro serra la volaille sous son veston, et partit comme il était venu. Il rentrait dans la Savane au moment où trois ou quatre ombres se dessinaient sur la route, tout près. Pitro eut peur. Quelqu’un le héla :

C’é-t-y toé, Pitro ?

Oué.