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couteaux. — Il y en a qu’on attend toujours, il y en a qui tombent encore à l’heure où j’écris.

Ô Europe ! que doit penser de toi un sage d’Orient qui n’a pas été emporté par l’infernale bourrasque, qui a tout vu — que doit penser de toi ce dernier cerveau d’une civilisation agonisante ?

Et sur tous ces morts on a placé — ô dérision ! — le gibet auquel fut cloué un sublime va-nu-pieds qui prêchait au bord des lacs et aux carrefours des grand’routes d’Asie : « Aimez-vous les uns les autres ! »

Reposez en paix, morts innombrables, vous, du moins, qui avez mérité le repos des justes. Durant quatre ans et demi vos cadavres s’amoncelant ont hanté mes journées et mes nuits. Je vous ai pleurés, dans l’ombre, à ma fenêtre ouverte, lorsqu’on n’entendait plus de la vie que les canons allemands, là-bas, derrière la colline condruzienne. J’ai vu vos gestes ultimes, j’ai vu se tendre vers vous les bras implorants et les faces affamées des vôtres. J’ai vainement cherché l’oubli dans la musique des Maîtres et la Science. Je vous ai aimés, vous qui tuiez et vous qui tombiez, bourreaux d’aujourd’hui, victimes de demain, prêts à frapper, prêts à mourir. Reposez en paix, pauvres victimes. L’Europe pantelante et épouvantée s’assagit. Ah ! les sonneurs de cloches auront eu de la besogne ce soir !

***

Non ! je n’ai pas été revoir votre tombe, là-bas, mon Père. Vous saviez qu’en dépit de leur poésie je n’aimais pas les traditions. Mais j’ai pensé à vous, à ceux que vous chérissiez et qui vous ont précédé ou rejoint sous les thuyas,