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geraient mon visage de mort ; que des êtres qui m’ont aimé — s’ils sont là — me pleureraient ; qu’on me mettrait dans une caisse ; que six hommes me porteraient en terre et masseraient leurs doigts gourds avant de me descendre dans la fosse où je pourrirai et sur laquelle on plantera une croix de bois, qui disparaîtra à son tour… Sera-ce dans dix ans ? dans vingt ans ? ou demain ?

C’est votre mort, mon Père, qui a fait de moi un homme. C’est à partir de ce matin funèbre que je me suis hâté de vivre et d’être bon, de prêcher autour de moi et dans mes livres. Notre vie est si courte et nous la passons dans l’intrigue, l’envie, la haine. Demain, nos écrits, nos discours seront oubliés et nous n’aurons pas fait le moindre geste de bonté. Hélas ! la vie n’est faite que de dilemmes — d’aucuns disent que son harmonie proclame l’existence d’un créateur intelligent ! — et c’est parce que j’ai entrevu ces dilemmes que j’ai beaucoup pardonné.

J’ai souffert — aucune des misères de ce monde ne me fut épargnée et je pressens que j’en attends encore. J’ai eu des révoltes : un malheureux, rencontré en chemin, m’a désarmé et a rouvert mon cœur. Non ! je n’ai jamais pu haïr que les Idées. Du reste, mon existence fut allègre, par moments : un coucher de soleil m’a consolé de la famine du jour ; le parfum d’une fleur m’a fait oublier mes mains meurtries par l’outil ; une musique a chassé mes soucis ; le pain gris de la guerre m’a remis au travail ; l’amour m’a permis de créer, comme un dieu ! Ciron perdu dans le tourbillon du monde, les sens aiguisés, j’ai pris à la Vie ce qu’elle avait de bon. Et je songe en ce soir de Toussaint, soir des Morts, aux millions de râles d’amour des époux enlacés, dont la clameur jette un défi à l’anéantissement universel…