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cour ; la cloche sonnait. J’avais peur de ce grand silence inaccoutumé et je le sentais infiniment religieux comme mon âme.

Hélas ! maman avait raison. Plusieurs manquent à l’appel aujourd’hui. Ce fut tout d’abord vous, mon Père, qui laissâtes votre fauteuil vide, du côté de la cheminée : je l’ai tant aimé, ce fauteuil ! Je m’y asseyais pour ravoir un peu de vous. Vous avez laissé vos pipes au râtelier, et vos souliers neufs, et vos pigeons, et votre montre — qui depuis lors bat contre mon cœur — et votre argent du dernier dimanche. Vous êtes parti — pour toujours. Comme un petit enfant, je vous ai pleuré, brave homme que j’ai compris et aimé trop tard, je vous ai pleuré dans les rues, au chantier où je travaillais, chez moi — car j’avais un chez moi, alors. — Deux heures après votre agonie, les voisins qui vous aimaient tant — vous aviez le regard si doux — parlaient de leurs pigeons en face de notre maison ! J’avais vécu une vie si étrange, dans les livres, dans le silence, dans les vapeurs de l’alcool parfois, une vie tout intérieure. C’est le jour de votre mort que j’ai compris que nous n’étions rien, qu’un fétu emporté par l’eau ou le vent, que nous appartenions à la vie vertigineuse, comme la chenille que j’ai rencontrée une fois, cheminant sur une grand’route, et qui ignorait la terre. Elle était à la merci de mon talon distrait, elle avait vécu toute une existence et vu tout un monde — comme nous.

C’est le matin de votre mort que j’ai songé qu’un jour, moi aussi j’exhalerais mon dernier râle, qu’on me laverait comme un petit enfant, qu’on me lierait les mains et les jambes, qu’on déposerait mon corps maigri sur une table dans des draps blancs, que mes voisins — où serai-je ce jour-là ? — cloraient mes paupières, récalcitrantes, arran-