Page:Tournefort Voyage Paris 1717 T2.djvu/445

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mions nous reposer pour servir de pasture aux Tigres qui font ordinairement leurs grands coups pendant la nuit. Tout cela nous paroissoit assez vrai-semblable, cependant nos bottines n’étoient pas encore trop mal-traitées. Aprés avoir jetté les yeux sur nos montres, qui étoient fort bien reglées, nous assûrâmes nos Guides que nous ne passerions pas au-delà d’un tas de neige que nous leur montrâmes, et qui ne paroissoit gueres plus grand qu’un gâteau ; mais quand nous y fûmes arrivez nous y en trouvâmes plus qu’il n’en falloit pour nous rafrîchir, car le tas avoit plus de 30 pas de diametre. Chacun en mangea tant et si peu qu’il voulut, et d’un commun consentement il fut résolu qu’on n’iroit pas plus loin. Cette neige avoit plus de quatre pieds d’épaisseur ; et comme elle étoit toute cristalisée, nous en pilâmes un gros morceau dont nous remplimes nôtre bouteille. On ne sçauroit croire combien la neige fortifie quand on la mange. Quelque temps aprés on sent dans l’estomac une chaleur pareille à celle que l’on sent dans les mains, quand on l’y a tenuë un demi quart d’heure, et bien loin d’avoir des tranchées, comme la pluspart des gens se l’imaginent, on en a le ventre tout consolé. Nous descendîmes donc avec une vigueur admirable, ravis d’avoir accompli nôtre vœu, et de n’avoir plus rien à faire que de nous retirer au Monastere.

Comme un bonheur est ordinairement suivi de quelqu’autre, je ne sçai comment j’apperçeûs une petite verdure qui brilloit parmi ces débris de pierres. Nous y courûmes tous comme à un trésor, et certainement la découverte nous fit plaisir. C’étoit une espece admirable de Veronique à feüille de Telephium, à laquelle nous ne nous attendions pas, car nous ne pensions plus qu’à nôtre retraite, et nôtre vigueur pretenduë ne fut pas de lon-