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mieux que tout le vin d’Erzeron. Là revenus de la peur que ce nom de Curdes n’avoit pas laissé d’exciter en nous, nous puisions à pleines tasses dans les sources de l’Euphrate, dont nôtre nectar temperoit la fraîcheur excessive.

Il n’y avoit qu’une chose qui troubloit nos innocens plaisirs, c’est que de temps en temps nous voyions venir à nous certains députez des Curdes, qui s’avançoient à cheval la lance en arrest pour s’informer quelles gens nous êtions. Je ne sçai même si la peur ou le vin n’en faisoit pas paroitre deux pour un, car à mesure que la peur s’emparoit de nôtre ame, il falloit bien avoir recours au cordial. S’il est permis de boire un peu plus qu’à l’ordinaire c’est en pareille rencontre, car sans cette précaution l’eau de l’Euphrate auroit achevé de glacer nos sens. Enfin comme il nous sembla que la députation augmentoit à veuë d’œil, l’Evêque et le vieillard s’avancérent à quelques pas, nous faisans signe de la main de rester où nous êtions. Nous fûmes ravis d’être dispensez d’aller faire la reverence à ces députez. Aprés les premiers compliments, qui ne furent pas bien longs, ils s’avancérent tous ensemble vers nous, et commencérent à raisonner fort gravement sur je ne sçai quelle matiere. Comme les gens qui craignent s’imaginent toujours qu’on parle d’eux, et que d’ailleurs les Curdes nous honoroient de temps en temps de leurs regards, nous affections aussi beaucoup de gravité ; et ne doutant pas que l’Evêque ne leur dît que nous cherchions des Plantes, nous amassions celles qui étoient sous nos yeux et faisions semblant de discourir à leur sujet. Dans le fond nous parlions de la triste situation où nous nous trouvions, et nous nous expliquions en mauvais latin, de peur que nos Interpretes qui étoient faits à nôtre jargon n’y comprissent quelque chose.