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prodigieuse. La maison des Religieuses n’est bâtie que de bois, tout contre une roche fort escarpée, au fond de la plus belle solitude du monde. La veüe de ce Couvent n’est bornée que par des païsages merveilleux, et j’aurois souhaité d’y pouvoir passer le reste de ma vie. On n’y trouve que des solitaires occupez de leurs affaires temporelles et spirituelles, qui n’ont ni cuisine, ni science, ni politesse, ni livres : mais comment vivre sans tout cela ? On monte à la maison par un escalier tres rude et d’une structure fort singuliere. Ce sont deux troncs de sapin, gros comme des mats de navire, inclinez contre le mur et alignez de même que les montans d’une echelle ; au lieu des planches ou des echellons que l’on met ordinairement au travers des echeles, on y a taillé des marches d’espace en espace à grands coups de hache, et l’on a mis fort à propos des perches sur les côtez pour servir de gardefoux ; car je deffie les plus habiles danseurs de corde d’y pouvoir grimper sans ce secours. La teste nous tournoit quelquefois en descendant, et nous nous serions cassez le col sans cet appui. Il n’est pas possible que les premiers hommes ayent jamais fait un escalier plus simple ; il n’y a qu’à le voir pour se former une idée de la naissance du monde. Tous les environs de ce Couvent sont une image parfaite de la pure nature ; une infinité de sources y forment un beau ruisseau plein d’excellentes Truites, et qui coule entre des tapis verts et des bosquets propres à inspirer de grands sentimens ; mais il n’y a aucun de ces Moines qui en soit touché, quoiqu’ils y soient au nombre d’environ quarante. Nous regardions leur maison comme une tanniere où ces bonnes gens s’étoient retirez pour éviter les insultes des Turcs et pour y prier Dieu tout à leur aise. Cependant ces Anachoretes possedent tout le pays à plus de six milles à la ronde. Ils ont plusieurs Fermes dans ces mon-