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soit sujette à de grandes tempêtes, et je n’aurois pas de bonnes raisons pour le nier, car je ne l’ai veuë que dans la plus belle saison de l’année ; mais je suis persuadé qu’aujourd’hui dans l’état de perfection où l’on a porté la navigation, on y voyageroit aussi seûrement que dans les autres mers, si les vaisseaux étoient conduits par de bons Pilotes. Les Grecs et les Turcs ne sont gueres plus habiles que Tiphys et Nauplius qui conduisirent Jason, Hercule, Thesée, et les autres Heros de Grece, jusques sur les côtes de la Colchide ou de la Mengrelie. On voit par la route qu’Apollonius de Rhodes leur fait tenir, que toute leur science aboutissoit, suivant le conseil de Phinée cet aveugle Roy de Thrace, à éviter les écueils qui se trouvent sur la côte meridionale de la mer Noire, sans oser pourtant se mettre au large ; c’est à dire qu’il falloit n’y passer que dans le calme. Les Grecs et les Turcs ont presque les mêmes maximes ; ils n’ont pas l’usage des Cartes maritimes, et sçachant à peine qu’une des pointes de la boussole se tourne vers le Nord, ils perdent la tramontane, comme l’on dit, dés qu’ils perdent les terres de veûe. Enfin ceux qui ont le plus d’expérience parmi eux, au lieu de compter par les rumbs des vents, passent pour fort habiles lorsqu’ils sçavent que pour aller à Caffa il faut prendre à main gauche en sortant du canal de la mer Noire ; et que pour aller à Trebisonde il faut se détourner à droite.

A l’égard de la manœuvre, ils l’ignorent tout-à-fait, leur grand merite est de ramer. Castor et Pollux, Hercule, Thesée, et les autres demi-dieux se distinguérent par cet exercice dans le voyage des Argonautes : peut-être qu’ils étoient plus forts et plus hardis que les Turcs, qui souvent aiment mieux s’en retourner d’où ils sont venus et suivre le vent qui souffle, que de lutter contre lui. On