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rable joueur de polkas et de valses auquel on donne cinq kopeks par soirée, sont plus utiles que vous ; parce qu’ils sont des représentants de la civilisation, et non point de la force grossière des Mongols ! Vous vous croyez des hommes avancés, et votre place serait dans une kibitka[1] de Kalmouk ! La force ! rappelez-vous donc, messieurs les forts, que vous êtes une douzaine en tout, tandis que les autres se comptent par myriades, par millions, et ne vous permettront pas de fouler aux pieds leurs plus saintes croyances ; ils vous écraseront !

— S’ils nous écrasent, nous y passerons, reprit Bazarof ; mais vous êtes loin de compte. Nous sommes plus nombreux que vous ne le supposez.

— Comment ? vous croyez sérieusement que vous pouvez mettre à la raison le peuple entier ?

— Vous devez savoir qu’une chandelle d’un sou a suffi pour brûler toute la ville de Moscou[2], répondit Bazarof.

— C’est ça, c’est ça ; d’abord une fierté presque satanique ; ensuite l’ironie de mauvais goût. Voilà ce qui entraîne la jeunesse ; voilà ce qui séduit les cœurs inexpérimentés de ces gamins ! Tenez, en voici un qui se tient à vos côtés ; il est presque en extase devant vous ! (Arcade se détourna et fronça les sourcils.) Et cette contagion s’est déjà étendue au loin. On m’assure qu’à Rome nos peintres ne mettent plus le pied

  1. Charriot à quatre roues.
  2. Proverbe russe.