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— Comment cela ne prouve-t-il rien ? dit Paul avec stupéfaction ; vous vous séparez donc de votre peuple ?

— Et quand cela serait ? Le peuple croit que, lorsqu’il tonne, le prophète Élie se promène en char dans le ciel. Eh bien, faut-il que je partage son opinion à cet égard ? Vous croyez me confondre en me disant que le peuple est russe ; et moi, ne le suis-je pas aussi ?

— Non ; après tout ce que vous venez de dire, vous n’êtes point russe ! Je ne peux plus vous reconnaître pour tel.

— Mon grand-père conduisait la charrue, répondit Bazarof avec un orgueil superbe ; demandez au premier venu de vos paysans dans lequel de nous deux, de vous ou de moi, il reconnaît plus volontiers son concitoyen. Vous ne savez même pas parler avec lui.

— Et vous, qui savez parler avec lui, vous le méprisez.

— Pourquoi pas, s’il le mérite ? Vous blâmez la direction de mes idées ; mais qui vous dit qu’elle est accidentelle, qu’elle n’est point déterminée par l’esprit général de ce peuple que vous défendez si bien ?

— Allons donc ! Les nihilistes sont bien nécessaires !

— Qu’ils le soient ou non, ce n’est pas à nous à le décider. Ne vous supposez-vous pas aussi bon à quelque chose ?

— Messieurs, messieurs, point de personnalités, s’écria Kirsanof en se levant.

Paul sourit, et, posant la main sur l’épaule de son frère, il le força à se rasseoir.