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pas des services qu’il a maintes fois rendus à mon père, en lui donnant tout l’argent dont il pouvait disposer ; tu ignores sans doute que leurs terres sont indivises ; mais sache qu’il est toujours prêt à obliger n’importe qui et se range toujours du parti des paysans, quoiqu’il ne les approche jamais sans se munir d’un flacon d’eau de Cologne.

— Connu, répondit Bazarof. Les nerfs !

— Peut-être ; mais il a un excellent cœur. Enfin, il ne manque pas d’esprit, et m’a souvent donné d’excellents conseils, surtout… surtout relativement aux femmes.

— Ah ! ah ! il s’est brûlé avec son lait et souffle sur l’eau des autres[1]. C’est une vieille histoire !

— En un mot, continua Arcade, il est très-malheureux ; cela est certain. On aurait vraiment tort de lui en vouloir.

— Qui te parle de lui en vouloir ? reprit Bazarof. Mais je n’en soutiendrai pas moins qu’un homme qui, ayant placé toute sa vie sur la carte d’un amour féminin, et ayant perdu cette carte, en reste tellement accablé qu’il n’est plus bon à rien, n’est point un homme, un individu de l’espèce masculine. Tu me dis qu’il est malheureux, et je veux bien le croire ; mais il n’a pas encore épuisé toute sa sottise. Je suis persuadé qu’il se croit un homme accompli parce qu’il lit le Gali-

  1. Un proverbe russe dit : « Qui s’est brûlé avec du lait chaud souffle sur l’eau froide. »