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velles conquêtes ; mais il n’attendait plus rien de lui-même, ni des autres, et il ne s’essayait à rien. Il vieillit promptement, il commença à grisonner, prit l’habitude d’aller passer ses soirées au club, où, dévoré de fiel et d’ennui, il se mêlait avec une indifférence chagrine aux discussions ; c’est là, comme chacun le sait, un mauvais signe. L’idée de se marier ne pouvait naturellement lui venir à l’esprit. Ainsi s’écoulèrent avec une étonnante rapidité près de dix années d’une existence oisive ; le temps ne marche nulle part aussi rapidement qu’en Russie ; on assure pourtant qu’il s’écoule encore plus vite en prison. Un soir qu’il dînait au club, Paul apprit que la princesse R… venait de mourir à Paris dans un état voisin de la folie. Il se leva de sa chaise et se promena longtemps dans les salles du club, en s’arrêtant près des tables de jeu, où il se tenait comme pétrifié ; cependant il rentra à la maison à l’heure habituelle. Bientôt après il reçut un paquet à son adresse, et y trouva la bague qu’il avait donnée à la princesse. Elle avait tracé une croix sur le sphinx, en recommandant de dire à Paul — que la croix était le mot de l’énigme.

Cette mort eut lieu au commencement de l’année 1848, précisément à l’époque où Nicolas Petrovitch, ayant perdu sa femme, arrivait à Pétersbourg. Paul n’avait presque point vu son frère depuis que celui-ci s’était fixé à la campagne ; le mariage de Kirsanof coïncidait avec les premiers jours de sa connais-