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n’avait pas encore eu le temps de se retourner que, passant entre ses doigts les cordons de son ridicule, elle balbutiait : — Rien ; rien ; ce n’est rien ! — puis, elle entrait chez Vassili Ivanovitch et lui disait, la joue appuyée sur sa main : — Comment pourrions-nous bien savoir, mon chéri, ce que Enioucha aimerait mieux avoir aujourd’hui à dîner, du chtchi ou du borstch[1] ? — Pourquoi ne le lui as-tu pas demandé ? répondait-il. — J’ai eu peur de l’ennuyer.

Bazarof cessa bientôt lui-même de se tenir enfermé ; la fièvre de travail à laquelle il était en proie fut remplacée par une sorte d’ennui sombre et inquiet. Un accablement étrange se faisait remarquer dans tous ses mouvements ; sa démarche même, jusque-là si ferme et si rapide, changea visiblement. Il ne fit plus de promenades solitaires, et commença à rechercher la société ; il se mit à boire le thé dans le salon, à flâner dans le potager avec Vassili Ivanovitch et à fumer avec lui en silence ; il demanda un jour des nouvelles du père Alexis. Ce changement réjouit d’abord beaucoup Vassili Ivanovitch ; mais sa joie ne fut pas de longue durée. — Enioucha me désole, dit-il un jour confidentiellement à sa femme ; ce n’est pas qu’il soit mécontent ou irascible, cela ne m’inquiéterait pas, mais il est triste, chagrin : c’est désespérant. Il se tait, j’aimerais mieux qu’il nous grondât ; avec cela il maigrit et son teint est mauvais. — Ô mon Dieu ! mon

  1. Le premier de ces potages est préparé avec des choux, le second avec des betteraves.