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qui est revenu complètement à la raison, et qui espère que les autres ont oublié ses sottises. Je pars pour longtemps, et quoique je ne sois guère tendre, comme vous le savez, je n’aimerais pas à penser que vous vous souvenez de moi avec déplaisir…

Madame Odintsof respira profondément, comme quelqu’un qui vient d’atteindre le sommet d’une haute montagne, et un léger sourire anima ses traits. Elle tendit une seconde fois la main à Bazarof, et celui-ci l’ayant serrée, elle répondit à cette pression.

— Que celui de nous deux qui rappellera le passé perde un de ses yeux[1], lui dit-elle, d’autant plus que, parlant en conscience, moi aussi j’ai péché alors, si ce n’est par coquetterie, du moins par… d’une autre manière enfin. En un mot, soyons amis comme auparavant. Tout cela n’était qu’un songe, n’est-ce pas ? Et qui se souvient d’un songe ?

— Qui s’en souvient ? D’ailleurs l’amour… c’est un sentiment factice.

— Vraiment ? Je suis charmée de l’apprendre.

Ainsi disait madame Odintsof, ainsi disait de son côté Bazarof ; ils pensaient l’un et l’autre dire la vérité. Combien y avait-il de vérité dans leurs paroles ? Ils ne le savaient probablement pas eux-mêmes, et l’auteur l’ignore aussi. Mais la conversation prit un tour qui semblait indiquer qu’ils s’accordaient réciproquement une pleine confiance.

  1. Proverbe russe.