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« c’est toujours cela de gagné. » Le silence que les deux adversaires continuaient à observer était pénible et embarrassant. Chacun d’eux avait la certitude que l’autre le comprenait parfaitement. Cette certitude est agréable à des amis, mais elle est très-désagréable à des ennemis, surtout lorsqu’ils ne peuvent ni s’expliquer, ni se séparer.

— N’ai-je pas bandé votre pied trop fort ? demanda enfin Bazarof.

— Non, ce n’est rien. Tout est parfait, répondit Paul, et peu d’instants après, il ajouta : — Il n’y aura pas possibilité de tromper mon frère ; je lui conterai que nous avons eu une dispute à propos d’une question politique.

— Fort bien, reprit Bazarof, vous pouvez dire que j’ai attaqué en votre présence tous les anglomanes.

— C’est cela ! À propos, que croyez-vous que pense de nous cet homme ? continua Paul en désignant de la main le même paysan qui peu d’instants avant le duel avait passé devant Bazarof en chassant ses chevaux, et qui cette fois ayant aperçu des maîtres, se découvrit et s’écarta de la route.

— Qui le sait ! répondit Bazarof ; probablement, à rien. Le paysan russe est précisément ce mystérieux inconnu dont il est tant parlé dans les romans d’Anne Ratcliffe. Qui le connaît ? il ne se connaît pas lui-même.

— Ah ! vous croyez ? reprit Paul, mais il s’écria tout à coup : — Voyez un peu la bêtise de votre Pierre ! voici mon frère lui-même qui arrive.