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sentait son cœur se serrer peu à peu. Comme par un fait exprès, tous les paysans avec lesquels ils se croisaient avaient l’air misérable et montaient de petites rosses ; les saules qui bordaient la route[1] ressemblaient, avec leurs écorces arrachées et leurs branches cassées, à des mendiants en guenilles ; des vaches au poil hérissé, maigres et farouches, broutaient l’herbe avidement, le long des fossés. On eût dit qu’elles venaient d’échapper à grand’peine à je ne sais quelles griffes meurtrières ; la vue de ces pauvres animaux évoquait, au milieu de l’éclat d’une journée printanière, le blanc fantôme d’un hiver sans fin, d’un hiver impitoyable avec ses gelées et ses tourbillons de neige. « Non, se dit Arcade, cette contrée n’est pas riche, elle ne frappe pas par le bien-être, par les traces d’un travail assidu ; il est impossible qu’elle reste dans cet état ; elle demande à être transformée… ; mais comment s’y prendre ? »

Tandis qu’Arcade réfléchissait ainsi, le printemps continuait à s’épanouir de plus belle autour de lui. Tout verdissait, tout se mouvait mollement et étincelait d’un éclat doré sous la douce haleine d’un vent chaud et léger, les arbres, les buissons et les herbes ; de toutes parts s’élevaient les trilles interminables des alouettes ; les vanneaux criaient en se balançant au-dessus des prés humides ou couraient silencieusement sur les mottes de terre ; des corbeaux, dont le noir plu-

  1. D’après un ukase de l’empereur Alexandre Ier, toutes les grandes routes, en Russie, sont bordées de saules.