Page:Tourgueniev - Pères et fils.djvu/192

Cette page a été validée par deux contributeurs.

sible que dans vingt ans on se moque de lui à son tour.

— Je te dirai pour te consoler, ajouta Bazarof, que nous nous moquons maintenant de toute la médecine en général et ne reconnaissons aucun maître.

— Comment cela ? Tu te destines pourtant à la médecine ?

— Oui, mais l’un n’empêche pas l’autre.

Vassili Ivanovitch poussa son doigt dans sa pipe, qui contenait encore un peu de cendres chaudes.

— Peut-être, peut-être, dit-il, je ne veux pas disputer. Après tout que suis-je ? Un aide-major en retraite, volatou. Maintenant me voilà devenu agronome. J’ai servi dans la brigade de votre grand-père, ajouta-t-il en s’adressant de nouveau à Arcade. Oui, oui, j’ai vu bien des choses dans ma vie. Quelles sociétés n’ai-je pas fréquentées, avec qui ne me suis-je pas rencontré ! Moi-même, moi, l’individu qui est maintenant devant vous, j’ai tâté le pouls au prince Witgenstein et à Joukovski ! J’ai connu également, dans l’armée du Sud, les hommes du Quatorze[1] ; vous me comprenez.

Vassili Ivanovitch prononça ces derniers mots en pinçant ses lèvres d’une manière très-significative.

— Je les connaissais tous sur le bout du doigt. Du reste, je ne me mêlais pas de ce qui ne me regardait pas : on connaît sa lancette et rien de plus. Je dois vous dire que votre grand-père était un bien digne homme, un véritable militaire.

  1. Allusion à la conspiration du 14 décembre 1825.