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ajouta-t-il. Et, penchant tout son corps en avant, il se mit à jouer avec la frange du fauteuil.

— Peut-être. Tout ou rien, voilà ce que je veux. Un échange complet de sentiments ; si je donne, c’est pour recevoir, et cela sans regret et sans retour. Autrement, plutôt rien.

— Après tout, reprit Bazarof, les conditions me paraissent raisonnables, et je suis étonné que jusqu’à présent vous n’ayez point trouvé ce que vous avez cherché.

— Vous croyez donc qu’il est facile de trouver à faire cet échange loyal ?

— Facile, non, si l’on se met à réfléchir froidement, si l’on en vient à calculer, à chercher ce qu’on veut, à s’estimer soi-même ; mais il est très-facile de se donner sans réflexion.

— Comment ne pas s’estimer… un peu cher ? Si l’on ne valait pas quelque chose, à quoi bon se donner ?

— Cela ne regarde pas celui qui se donne, c’est à l’autre à calculer ce qu’on vaut. L’essentiel est de savoir se donner.

Madame Odintsof souleva un peu ses épaules appuyées contre le fauteuil.

— Vous parlez absolument comme si vous aviez éprouvé tout cela, dit-elle à Bazarof.

— Pur hasard, Anne Serghéïevna ; car les affaires de ce genre, comme vous le savez, ne sont pas de ma compétence.

— Mais vous sauriez vous donner ?