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souvent les limites de ce que les règles ordinaires de la morale permettent ; mais même alors son sang coulait aussi tranquillement que de coutume dans son beau corps toujours frais et paisible. Souvent le matin, en sortant chaude et alanguie de son bain parfumé, il lui arrivait de se mettre à rêver sur les vanités de la vie, sur ses tristesses, sur ses peines et ses labeurs… Une subite hardiesse animait son cœur ; elle sentait de nobles aspirations s’éveiller en elle ; mais une fenêtre entr’ouverte laissait pénétrer dans la chambre un léger souffle de vent, et madame Odintsof frissonnait, se plaignait ; elle avait même de la peine à contenir un mouvement de colère, et ne demandait plus qu’une seule chose en ce moment : c’est que ce vilain vent cessât de souffler. Comme toutes les femmes auxquelles il n’a pas été donné d’aimer, elle désirait constamment quelque chose, sans savoir au juste ce qu’elle désirait. Le fait est qu’elle ne souhaitait rien, quoiqu’il lui parût qu’elle souhaitât tout au monde. À peine avait-elle pu supporter son mari. Elle s’était mariée par calcul ; elle n’eût probablement pas consenti à épouser M. Odintsof, si elle ne l’eût pas supposé un galant homme ; mais il lui en était resté une aversion secrète pour tous les hommes en général, qu’elle se figurait tous sales, lourds, indolents, perpétuellement ennuyés et sans énergie. Cependant elle avait rencontré dans son voyage un jeune et beau suédois, à la figure chevaleresque, aux yeux bleus et honnêtes, au front élevé et découvert ; il avait fait sur elle une forte impres-