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des princes N…, fort déchus de leur ancienne grandeur, était morte à Pétersbourg à l’époque où son mari se trouvait encore en pleine prospérité. La position de Anne Loktef, lorsqu’elle resta orpheline, devint très-pénible. L’éducation brillante qu’elle avait reçue à Pétersbourg ne l’avait nullement préparée à supporter les soucis domestiques et les embarras de tout genre qui l’attendaient au fond d’une province sans ressources. Elle ne connaissait aucun de ses voisins de campagne, et n’avait à qui demander conseil. Son père s’était toujours abstenu de fréquenter les propriétaires du pays ; il les méprisait et ceux-ci lui rendaient la pareille, chacun à sa manière. Cependant elle ne perdit point la tête, et écrivit immédiatement à la sœur de sa mère, la princesse Avdotia Stépanovna N…, méchante et orgueilleuse vieille fille, de venir la rejoindre ; celle-ci arriva chez sa nièce, s’y installa dans les plus belles chambres de la maison, grognant et querellant du matin au soir, et ne se promenant, même dans le jardin, que suivie de son unique domestique serf-laquais, taciturne, affublé d’une antique livrée jaunâtre, à galons bleus et d’un chapeau à cornes. Anne endurait patiemment toutes les lubies de sa tante, s’occupait en passant de l’éducation de sa sœur, et paraissait résignée à finir ses jours dans cet isolement… Mais le sort en disposa autrement. Un certain Odintsof, homme très-riche, âgé d’une quarantaine d’années, original, hypocondriaque, gros et lourd, mais ne manquant pas d’esprit, honnête homme d’ail-