Page:Tourgueniev - Pères et fils.djvu/123

Cette page a été validée par deux contributeurs.

viens, mais elle a des manières si froides et si sévères que…

— Les eaux tranquilles[1]… tu sais ! reprit Bazarof. Tu dis qu’elle est froide, c’est là ce qui en fait le mérite. N’aimes-tu pas les glaces ?

— Tout cela est possible, répondit Arcade, je ne m’en fais pas juge. Mais elle veut faire ta connaissance, et m’a prié de t’amener chez elle.

— J’imagine que tu dois avoir fait de moi un beau portrait ! Au reste, je ne t’en veux pas. Qu’elle soit ce qu’on voudra, une simple lionne de province, ou une femme émancipée dans le genre de la Koukchine, elle n’en a pas moins des épaules comme j’en ai peu vues.

Le cynisme de ces paroles affecta péniblement Arcade, mais il s’empressa, comme on le fait souvent, de reprendre son ami sur des choses étrangères à cette impression…

— Pourquoi refuses-tu aux femmes la liberté de penser ? lui demanda-t-il à demi-voix.

— Parce que j’ai remarqué, mon cher, que toutes les femmes qui usent de cette liberté sont de vrais laiderons.

La conversation en resta là. Les deux jeunes gens partirent immédiatement après le souper. Madame Koukchine leur jeta un rire étouffé mais plein de colère ; ils ne lui avaient, ni l’un ni l’autre, accordé la

  1. Un proverbe russe dit : « Le diable se tient caché dans les endroits où l’eau est le plus calme. »